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AUTONOMIE

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La notion d'autonomie ne peut être adéquatement saisie que si ses différents sens sont précisés à la fois dans leurs contextes historiques, dans leurs valeurs synonymiques et antithétiques, enfin dans les domaines et les activités auxquels ils s'appliquent.

Au sens littéral, autonomie signifie le droit pour un État ou pour une personne de se régir d'après ses propres lois. C'est le sens qu'on relève chez les historiens grecs : ainsi, Thucydide (III, xlvi) parle d'un peuple qui se soulève pour obtenir son indépendance, et Xénophon (Helléniques, V, i, 36), des Béotiens qui cherchaient à se rendre autonomes par rapport aux Thébains.

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Cette notion doit être distinguée de celle d' autarchie, et rapprochée de celle d' autarcie. Littéralement, l'autarchie est le pouvoir absolu. Mais il faut noter qu'une façon de se donner ses propres lois (autonomie), c'est d'exercer sur les autres un pouvoir absolu (autarchie). Ainsi se trouve évoquée une première série de difficultés : à quelles conditions une collectivité peut-elle être la source des lois qui la régissent ? L'autonomie implique-t-elle la souveraineté ? S'accommode-t-elle, au contraire, de certains arrangements de dépendance mutuelle (comme dans des organisations de type confédéral), ou même de subordination (comme c'est le cas des États fédérés par rapport aux organes fédéraux) ? Caractérise-t-elle seulement les relations extérieures des unités politiques, ou convient-elle aussi pour qualifier les groupements constitutifs (familles, professions, unités de résidence) dont sont composées les cités ? Il ne semble pas que la pensée grecque soit allée très avant dans l'exploration de ces difficultés. Elle s'en tient à l'idée de l'autodétermination des unités politiques, plus précisément des cités, sans en chercher les limites ni les conditions.

Si l'autonomie ne se confond pas avec la souveraineté, elle doit être rapprochée de la suffisance, notion très courante chez les historiens, en particulier chez Thucydide (I, xxvii) lorsqu'il parle des gens de Corcyre qui « n'ont besoin de personne ». C'est dans une acception beaucoup plus élaborée que la prend Platon (Politique, I, 2, 8) lorsque, définissant la communauté parfaite, il la qualifie d'autarcique, c'est-à-dire ayant atteint la limite de l'indépendance économique. La même idée est précisée par le contraste classique qu'établit la République entre les cités qui se suffisent à elles-mêmes et « celles qui dépendent en toutes choses des autres » (369 b).

Autonomie ambiguë

Autonomie et bonheur aristotélicien

La notion d'autarcie reçoit une dimension proprement morale dans la réflexion d' Aristote. Jusqu'ici, le terme ne s'applique qu'à des relations politiques. Il concerne maintenant l'individu humain, et l'objet qu'il vise dans la recherche du Bonheur. Ce qui distingue les biens particuliers et relatifs, c'est qu'ils ne valent point par eux-mêmes, et absolument, mais en vue d'autre chose. Le Bien se suffit à lui-même et est sa propre fin (Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 7, 5). Par voie de conséquence, il « est ce qui par soi seul rend la vie digne d'être vécue, et délivre de tout besoin ». Corrélativement, l'agent qui a atteint la possession d'un tel Bien a tout ce qu'il peut avoir, et se trouve parfaitement heureux.

Autonomie et liberté stoïcienne

Indépendance de toute régulation et de toute contrainte venant de l'extérieur, suffisance de besoins satisfaits sans que la cité ou l'individu ait à se constituer dans la dépendance de qui que ce soit, achèvement et perfection, tels sont les sens principaux attachés à la notion d'autonomie par la réflexion classique. Mais c'est sans doute chez les stoïciens – bien que le terme d'autonomie ne figure pas dans leur vocabulaire – qu'elle prend son expression la plus achevée. La pensée stoïcienne est construite sur la fameuse distinction entre les choses qui sont « en notre pouvoir », et celles « qui n'en dépendent pas ». La détermination de ce qui relève de nous est d'autant plus malaisée que les stoïciens se placent dans la perspective d'une dépendance rigoureuse de toutes les parties de l'Universalité. Reste pourtant que l'individu humain peut prendre une conscienceadéquate de ces liaisons, qu'il peut en prévoir les développements, qu'il peut choisir entre deux attitudes, l'une de passivité et d'ignorance, l'autre de consentement réfléchi (ou refuser). L'autonomie du sujet se situe au niveau du jugement, si l'on entend ainsi la capacité de prévoir et la capacité de choisir.

À partir de cette double capacité, chacun peut construire sa propre personnalité, qui constitue le dernier et le plus solide retranchement, le for intérieur. Ayant ainsi conquis la libre disposition de soi, le sujet, selon Épictète, ne prend ses consignes et ne rend de comptes qu'à lui-même : il est donc, au sens littéral, autonome.

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Cette indépendance, que nous pouvons atteindre par l'usage que nous pouvons faire de notre capacité de juger, ne doit pas être confondue avec l'absence de toute détermination : contrepartie de la sagesse, elle n'est accessible qu'à celui qui a reconnu à la fois la liaison rigoureuse de toutes les parties de l'univers, l'enchaînement nécessaire des événements qui le concernent personnellement et la valeur irréductible du jugement individuel. C'est pourquoi, selon un paradoxe où les stoïciens récupèrent un des enseignements de la pensée classique, la souveraineté, c'est-à-dire la capacité de décider et de commander sans avoir à rendre compte à une instance supérieure, ne réside pas dans la domination, c'est-à-dire dans la contrainte efficace exercée par les autorités constituées, mais dans la sagesse, c'est-à-dire dans la distinction du Bien (la liberté du sage) et du Mal (l'esclavage des passions). De là deux conséquences : d'abord, la connaissance du Bien et du Mal est la condition de l'exercice légitime du pouvoir (en termes quasi platoniciens, il n'y a de rois que les sages), et, quant à ceux qui sont dépourvus de cette connaissance – qu'ils soient puissants ou misérables – ils se trouvent également dépourvus de tout droit.

La pensée stoïcienne s'est enrichie d'apports très nombreux, et, au cours d'une longue histoire qui la transporte de la Grèce à Rome, elle a élaboré plusieurs notions morales de la plus haute importance. Si nous savons distinguer ce qui dépend de nous de ce qui ne dépend pas de nous, nous pouvons accéder à une vertu que les Latins, Sénèque par exemple, appellent « constance », capacité de l'homme qui « toujours veut les mêmes choses, et toujours ne veut pas les mêmes choses ». (Cette « constance », Épictète l'appelle aussi « homologie ».)

La vertu ou la sagesse selon les stoïciens prennent leur forme la plus haute lorsque l'individu est libre. « Je suis libre, écrit Épictète, et ami de Dieu, afin de lui obéir volontairement et de bon gré : et il me faut ne m'incliner devant personne ni ne céder à aucun événement. » Cette liberté se caractérise donc par l'antithèse de l'indépendance vis-à-vis des autres hommes et des contraintes qu'ils prétendent exercer sur moi – tel est le fond de l'attitude du stoïcien vis-à-vis du tyran, ou plus généralement des autorités – et l' obéissance vis-à-vis de Dieu. Quant à ce Dieu, il est très important de remarquer qu'il est souvent pris comme synonyme de la « loi naturelle », c'est-à-dire, par opposition aux conventions et à l'arbitraire des lois de la société, « la raison souveraine et innée, qui nous commande ce que nous avons à faire » (Cicéron, De legibus, I, vi, 18), ou encore « la véritable loi [...] conforme à l'ordre, et qui est diffuse et la même chez tous les hommes ».

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Obéir à cette loi, c'est être libre, puisqu'elle ne nous commande que ce qui est conforme à la nature et à notre nature d'homme. L'obéissance est donc à la fois la condition de notre affranchissement et la réalisation de notre spontanéité. Elle nous permet d'accéder au Bien suprême, qui est appelé par Marc Aurèle ataraxie, c'est-à-dire insensibilité ou peut-être même sérénité.

La liberté stoïcienne enrichit considérablement la notion classique d'autonomie. Nous y retrouvons plusieurs composantes communes. D'abord, l'idée de suffisance ; en second lieu, l'identité établie entre le Bien souverain de l'homme et cette indépendance qu'il conquiert en se soustrayant aux contraintes de l'extérieur (contraintes de l'étranger lorsqu'il s'agit de l'autonomie des cités, ou celles des passions qui asservissent l'individu). Ce que les stoïciens apportent de plus original (et cette vue sera explicitée dans le conflit qui opposera les « païens » et leur tradition au message chrétien), c'est l'identité qu'ils proposent entre la liberté et l'obéissance à la Raison (ou à la Nature).

Du blasphème pascalien au « respect » kantien

Cette obéissance a quelque chose d'ambigu, puisqu'elle nous constitue en individus parfaitement suffisants. C'est ce thème que Pascal développe avec éclat dans l'Entretien avec M. de Saci sur Épictète et Montaigne. Après avoir fait crédit à Épictète, pris comme symbole de la sagesse « païenne », d'être « un des philosophes du monde qui a le mieux connu les devoirs de l'homme », il lui reproche d'avoir enseigné que nous pouvons par nos propres forces atteindre au Souverain Bien, nous dispenser de toute aide surnaturelle, en d'autres termes nous rendre absolument libres et nous passer de Dieu pour notre salut, à cause de l'autonomie de notre jugement (« l'esprit ne peut être forcé de croire ce qu'il sait être faux, ni la volonté d'aimer ce qu'elle sait qui la rend malheureuse »). Avec « ces principes d'une superbe diabolique » s'affirme une orgueilleuse suffisance qui est au fond un blasphème.

Par cette réflexion sur la philosophie des « païens », l'autonomie s'enrichit d'un apport qui sera repris et précisé par le mouvement des « lumières » : le sage se rendait autonome dans la mesure où il parvenait à se soustraire aux contraintes extérieures, pour se placer lui-même, et par une décision de son propre jugement, sous l'autorité de la loi naturelle. Quant au statut de cette loi, il restait passablement équivoque : ou bien elle était confondue avec Dieu lui-même, ou bien elle était présentée comme un ensemble de dispositions psychologiques à peu près permanentes et universelles. Mais, dans la variante psychologiste comme dans la variante théologique, la loi est un donné devant lequel doit s'incliner la volonté individuelle.

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Un pas décisif est accompli quand la réflexion, au lieu de considérer seulement la loi, s'attache au processus dont la loi est issue. Il est vrai que la conception kantienne du Devoir insiste sur la soumission du sujet empirique (tel individu particulier) vis-à-vis d'une loi qui lui est extérieure et transcendante. L'attitude de «  respect » exprime la transcendance de la règle, et l'indignité du sujet. Dans la mesure où le sujet n'accède à l'autonomie qu'à la condition d'être premièrement respectueux de la loi, l'autonomie kantienne est d'abord obéissance. Mais la réflexion sur cette loi qui nous prescrit d'être libres, qui nous ordonne de nous affranchir de toutes les déterminations « pathologiques » (la vieille équivalence entre les passions et la servitude est reprise par Kant), nous enseigne que la loi et la liberté sont une seule et même chose. La pensée rationaliste en tire une conséquence d'une portée considérable : elle nous enseigne à distinguer bonnes et mauvaises lois, les premières étant voulues par et pour des sujets libres, tandis que les secondes sont des moyens d'oppression, par lesquels les forts cherchent à abuser des faibles.

Le contrat social

L'autonomie apparaît alors non plus seulement comme la capacité d'agir selon la loi, ou par le respect pour la loi, mais de se donner à soi-même sa propre loi : ne retrouvons-nous pas ici l'idée classique relevée plus haut chez les historiens grecs ? En fait, la conception moderne de l'autonomie est beaucoup plus radicale : elle ne touche pas seulement le niveau des constitutions politiques, elle s'attaque à la loi morale entendue comme idéal de la volonté qu'elle a pour fonction de gouverner. Pourtant, c'est au plan politique, et dans la théorie de la volonté générale, que le double sens de l'autonomie apparaît le plus clairement. Rousseau en donne dans le Contrat social l'exposé le plus saisissant : la volonté générale apparaît comme contraignante, et elle est en mesure et en droit d'obliger la volonté particulière qui entreprendrait de se soustraire à ses arrêts ; d'autre part, elle n'est rien de plus que le Bien de chacun voulu à la fois par lui-même et par tous les autres. La contrainte, éventuellement la terreur qui « nous force à être libres », n'est pour ainsi dire que l'envers de la liberté ; cela ne vaut que si la contrainte n'est pas la violence d'un homme sur quelques autres, mais la pression exercée d'une manière impersonnelle par le Tout sur quelques parties récalcitrantes.

L'autonomie ne doit pas être confondue avec l'anomie des passions ; l'indépendance de l'ensemble ne signifie pas que latitude soit laissée aux éléments de faire sécession ou même de se soustraire à l'action régulatrice de l'ensemble. La pensée politique est alors placée devant une difficulté peut-être insurmontable : comment subordonner à une loi commune des individus qui conservent leur indépendance ? Comment assurer à cette loi une autorité qui la rende efficace, tout en faisant d'elle autre chose qu'une pure contrainte ? Pour sortir d'embarras, la pensée rationaliste postule une identité substantielle entre les individus (qui s'exprime par l'affirmation que l'unanimité est la situation normale dans une cité régie par la vertu), et fait de cette identité un idéal à réaliser par la volonté de chacun, qui reconnaît dans la liberté d'autrui la condition de sa propre liberté. L'autonomie n'est plus un état de suffisance que le sage tout seul serait capable d'atteindre, en obéissant à la loi de la nature ; c'est un idéal qui doit être la règle de tous, dans la mesure où elle est voulue solidairement, et reconnue par chacun comme l'expression de notre liberté la plus intime et la plus essentielle.

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