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PERSPECTIVE

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Par sa situation au carrefour de la science, de la culture humaniste et de la pratique artistique, la perspective, comme tout autre thème interdisciplinaire, échappe à un traitement conceptuel univoque. Dans son acception technique, le terme moderne de perspective désigne un système particulier de projection sur un plan bidimensionnel des objets à trois dimensions et de leurs divers rapports spatiaux, de telle sorte que la vision de l'image représentée corresponde à la vision des objets dans l'espace. Mais une telle définition privilégie l'aspect géométrique et mathématique de la perspective, elle renvoie à la géométrie descriptive, dont la perspective ne constitue qu'un « cas », caractérisé par une méthode projective particulière (projection centrale). Bien qu'il demeure encore assez problématique, il est tout autant important d'approfondir le mécanisme perceptif qui préside à l'illusion tridimensionnelle produite par l'image perspective : un tel phénomène fait entrer en ligne de compte aussi bien les données de l'optique physiologique et neurologique que les facteurs psychologiques de la vision.

Une approche plus traditionnelle, fondée sur une analyse philologique du terme « perspective », ainsi que sur des considérations sémantiques et historiques, révèle par ailleurs des corrélations encore plus complexes avec les autres domaines de la culture : avec la physique et avec la philosophie principalement, puisque le terme latin de perspectiva (de perspicere, « voir clairement ») concerne exclusivement l'optique et les problèmes gnoséologiques qui lui sont associés pendant toute la durée du monde classique et médiéval ; ce n'est qu'à la Renaissance que se produit, en Italie, une différenciation entre perspectiva naturalis, ou science de la vision, et perspectiva artificialis ou perspectiva pingendi, qui désigne la méthode graphique moderne de représentation spatiale. Cette dernière, qui est à l'origine du processus de rationalisation de la vision – et par conséquent de la connaissance – engagé au début du Quattrocento, demeure étrangère, pendant le xve et le xvie siècle, à la sphère de recherche scientifique et philosophique, pour constituer en revanche le grand domaine d'expérimentation des architectes, des peintres et des sculpteurs, qui en élaborent dans leurs traités les premières formulations théoriques.

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Ce n'est qu'au xviie siècle que la perspective suscite l'intérêt de mathématiciens comme Guidubaldo Dal Monte, Abraham Bosse, Gérard Desargues, Blaise Pascal, qui en approfondissent les présupposés conceptuels et jettent les bases de la géométrie descriptive et de la géométrie projective, fondées respectivement par G. Monge en 1798 et par J. V. Poncelet en 1822. Parallèlement à ces recherches théoriques, la perspective ne cesse de jouer dans les arts figuratifs un rôle auxiliaire, mais fondamental, qui se manifeste notamment dans la mode de la quadrature, genre décoratif qui du xvie au xviiie siècle exploite avec virtuosité, dans la peinture à fresque, l'illusion perspective.

Placée aujourd'hui encore au centre de l'enseignement académique, constituant par ailleurs la base théorique du dessin d'architecture, la perspective a été, en raison de son naturalisme, mise en question par les avant-gardes artistiques du xxe siècle, en particulier par le cubisme et le futurisme, qui lui ont opposé une figure multidimensionnelle de l'espace – tandis que la pensée esthétique moderne en discutait et en dénonçait, du point de vue scientifique, le relativisme, pour en récupérer historiquement la signification stylistique et symbolique.

Si tel est l'historique de la perspective proprement dite, c'est-à-dire du système de figuration géométrique de l'espace qui, avec des modalités et des succès scientifiques et esthétiques variés, a caractérisé dans le passé la civilisation occidentale, on ne saurait ignorer la signification extensive que le terme a pris dans la critique d'art en devenant synonyme de conception spatiale ou de représentation empirique de la profondeur et du relief. En ce sens, il n'existe pas d'époque ou de province de l'histoire de l'art qui ne possède une « perspective » qui lui soit propre.

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Il sera possible, en conséquence, de parler de perspective à registres pour les expressions artistiques qui ont été réalisées du IIIe millénaire au vie siècle avant J.-C. en Égypte, en Mésopotamie et dans le monde égéen, où la décoration peinte ou en relief et l'ornementation sur céramique donnèrent naissance à une solution bidimensionnelle particulière du rapport entre la figure et le fond : les images sont alignées rythmiquement, le plus souvent de profil, sur des registres superposés à partir de l'unique plan d'appui, qui se présente comme une droite horizontale alignée sur l'axe optique du spectateur.

De la même façon, on sera en droit de parler de perspective rayonnée, c'est-à-dire d'une façon d'organiser les formes sur le plan figuratif qui, du iie au xiie siècle, caractérise l'art indien et, du fait de sa diffusion, les arts bouddhique (grottes d'Ajaṇṭā), tibétain et indochinois (art khmer), dans lesquels les figures plastiques se groupent dans une sorte de tourbillon, reproduisant ainsi dans leurs rythmes curvilignes la symbolique cosmologique de la pensée hindouiste.

Profondément différente est la perspective à vol d'oiseau des arts chinois et japonais, trait distinctif d'une tradition figurative qui, à partir du ve siècle, s'est poursuivie sans interruption jusqu'au xixe siècle, lorsque la découverte des estampes venues d'Extrême-Orient exerce son influence sur la peinture impressionniste en Europe. Dans ce cas aussi, il s'agit d'un procédé empirique, dépourvu de fondement scientifique, qui reflète une conception de l'espace et un choix esthétique particuliers. La prédilection pour une vision lointaine et en plongée des images s'y manifeste, avec prédominance des vides sur les pleins, présupposant presque un point d'observation situé à une distance infinie qui détermine une sorte de parallélisme des lignes de profondeur, avec un effet de spatialité indéfinie et illimitée analogue à celle que l'on peut obtenir par une perspective axonométrique projetée sur un plan oblique. Mais, pour saisir la différence entre toutes ces méthodes et la représentation rigoureuse de l'espace à trois dimensions que permet la perspective géométrique, il faut examiner celle-ci dans ses présupposés et ses principes essentiels.

La perspective géométrique

Étant admis que la projection perspective, en tant que « cas » de la projection centrale, constitue une des méthodes projectives que la géométrie descriptive utilise pour représenter sur un plan, avec une exactitude mathématique, la forme, les dimensions et la position des objets dans l'espace, il importe de bien voir que les éléments nécessaires et suffisants pour une projection sont : le centre de projection, l'objet à représenter, le plan qui reçoit la projection, et de rappeler que la position réciproque de ces divers éléments varie selon la méthode projective choisie. Si le centre de projection est rejeté à l'infini, les rayons demeurent parallèles et la projection s'appelle axonométrie (ou perspective parallèle, dont un des procédés les plus simples est la perspective cavalière, introduite en France au xvie siècle par les ingénieurs militaires et employée en cartographie jusqu'au xixe siècle).

Référence de la projection - crédits : Encyclopædia Universalis France

Référence de la projection

Dans la perspective centrale, au contraire, le centre de projection est à une distance finie du plan de projection, qui coupe la pyramide des rayons rectilignes joignant le centre de projection aux points saillants de l'objet. On a donc le système de référence suivant : le centre de projection (V), appelé point de vue parce que c'est là qu'est situé l'œil de l'observateur, projette les objets sur un plan vertical appelé tableau (q), que l'on suppose élevé sur un plan horizontal auquel on donne le nom de géométral (ou plan de terre). Le tableau et le géométral se coupent selon une droite appelée ligne de terre (f ). Pour déterminer la position du plan de terre, on indique la hauteur du point de vue sur ce dernier. L'intersection du tableau avec le plan horizontal passant par le point de vue est une droite appelée horizon (o), qui est la projection sur le tableau de ce plan ; à cette dernière droite appartient le point de fuite principal (Vo), c'est-à-dire le pied de la perpendiculaire joignant le point de vue au tableau, et qui est la projection de ce point sur le tableau. En rabattant cette perpendiculaire – qui représente évidemment la distance (d) ou l'éloignement supposé du point de vue au tableau – sur ce dernier, d'une infinité de façons, on dessine un cercle qui est appelé cercle de distance et qui a comme rayon la distance d. On appelle points de distance (D1 et D2) les deux points d'intersection du cercle de distance avec l'horizon ; ces points coïncident avec les points de fuite des deux systèmes de droites parallèles horizontales orientées à 450 du plan du tableau ; le point de fuite principal représente au contraire le point de rencontre à l'infini des droites orthogonales au tableau. Pour bien saisir le concept de point de fuite, il convient de souligner les règles en vigueur dans la construction perspective : la perspective d'un point est un point ; la perspective d'une ligne contient les perspectives de tous les points appartenant à cette ligne ; la perspective d'une droite est une droite, sauf dans le cas de la perpendiculaire menée du point de vue au plan du tableau, qui a comme perspective un point coïncidant avec le point de fuite principal ; les droites parallèles ont des perspectives convergentes, à l'exception des droites parallèles au tableau, dont les perspectives – que ces droites soient verticales, obliques ou horizontales – demeurent aussi parallèles dans la projection graphique. Mis à part ce dernier cas, tout système de droites parallèles, quelle que soit leur orientation et pourvu qu'elles soient incidentes au tableau, a pour image perspective un système de droites passant par un même point, lequel, intersection du tableau et de la parallèle au système menée par le point de vue, constitue le point de fuite du système, ainsi que la représentation perspective du point de convergence à l'infini des droites parallèles infinies du système. Naturellement, infinies sont les orientations que peut prendre un système de droites parallèles par rapport au tableau, et infinis, par conséquent, les points de fuite qui peuvent être contenus dans le tableau. Tous les points de fuite des systèmes de droites parallèles horizontales incidentes au tableau sont situés sur l'horizon ; sur celui-ci convergent au point de fuite principal, comme on l'a vu, les perspectives des droites perpendiculaires au tableau. Il importe aussi de préciser quels sont, dans le système de référence décrit, les éléments variables : il s'agit de la hauteur et de la distance du point de vue, ainsi que de la dimension en largeur du tableau. Le choix de la hauteur détermine la façon d'organiser la perspective : normale, de bas en haut (ou plafonnante), de haut en bas ou plongeante ; la mesure de la distance conditionne le raccourci de l'image perspective (laquelle est d'autant plus raccourcie que la distance est petite) ; le rapport entre la distance et la largeur du tableau définit l'angle de vue sous-tendu par le tableau perspectif, angle qui, pour une vision nette, doit être de peu supérieur à 300.

Ces données fondamentales étant établies, on peut procéder à la construction perspective proprement dite, en recourant, selon la présentation de l'image – orthogonale ou oblique – et selon les effets qu'on désire obtenir, à l'une des nombreuses méthodes dont on dispose. On emploie beaucoup aujourd'hui la méthode bifocale, qui se prête à la réduction perspective des figures par angle. On peut simplifier cette méthode en choisissant les deux systèmes de lignes de fuite d'une façon particulière : l'un constitué par les droites perpendiculaires au tableau, l'autre par les droites horizontales inclinées de 450 par rapport au tableau. Les deux points de fuite coïncident ainsi respectivement avec le point de fuite principal et avec l'un, au choix, des deux points de distance, qu'on peut immédiatement déterminer (procédé par point de distance, fig.). On peut, à partir de là, construire facilement la perspective d'un quadrilatère (correspondant à ce qu'on appelle le carré-base ou échiquier dans les traités de la Renaissance) situé sur le plan de terre, dont le quadrillage permet la construction de figures compliquées parce que, par projection, il fournit deux échelles de mesure : l'échelle fuyante (ou échelle de la profondeur) et l'échelle des largeurs. Pour construire la perspective d'une figure tridimensionnelle, il convient, puisque les éléments verticaux viennent s'ajouter dans ce cas aux autres éléments du plan, de déterminer aussi l'échelle des hauteurs, de mesures progressivement décroissantes en fonction de la distance.

Réduction d'un parallélépipède - crédits : Encyclopædia Universalis France

Réduction d'un parallélépipède

Procédé de réduction - crédits : Encyclopædia Universalis France

Procédé de réduction

<it>Les Ambassadeurs</it>, H. Holbein le Jeune - crédits : VCG Wilson/ Corbis/ Getty Images

Les Ambassadeurs, H. Holbein le Jeune

Si la perspective géométrique permet de représenter graphiquement la structure linéaire des objets dans l'espace, il est indispensable, pour en compléter l'image sur un plan, de recourir aussi à la perspective aérienne, qui rend le dégradé progressif des couleurs et de la netteté des contours en fonction de la distance, du degré d'humidité de l'atmosphère, de l'intensité de la lumière. La complexité phénoménologique de ces facteurs exclut toute codification systématique et laisse à la sensibilité de l'artiste le soin d'en effectuer la traduction. Une partie seulement de la perspective aérienne entre dans le cadre de la géométrie descriptive, c'est la perspective dite perspective des ombres, qui résout le problème de la représentation du clair-obscur en déterminant de façon géométrique, en termes de quantité, les ombres propres et les ombres portées des figures en fonction de la situation de la source lumineuse. Un cas particulier de perspective géométrique est l' anamorphose, qui construit une image projetée sur un plan oblique de telle sorte qu'elle demeure inintelligible ou bien simule une image différente, en raison des fortes aberrations marginales, si on ne la regarde pas du point de vue excentrique adopté pour la projection (le crâne dans Les Ambassadeurs de Hans Holbein, National Gallery, Londres).

Il faut signaler enfin la perspective en relief, qui applique à la troisième dimension de la sculpture ou de la scène théâtrale (praticables du théâtre Olympique à Vicence, de Vincenzo Scamozzi) ou des volumes architecturaux (faux chœur de l'église de San Satiro à Milan, de Bramante) les hypothèses et les lois de la perspective plane.

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Référence de la projection - crédits : Encyclopædia Universalis France

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