PENALBA ALICIA (1913-1982)
Le visage du sculpteur doit-il être contemplé comme l'une de ses sculptures ? Celui d'Alicia Penalba, née en 1913 à San Pedro (province de Buenos Aires), porte le regard espagnol de Picasso dans une rondeur qui évoque étrangement une autre grande créatrice, le peintre tchèque Toyen, et l'on y perçoit encore la gravité silencieuse de l'Indien. Or, justement, à l'âge de sept ans, Alicia — fille d'un constructeur de chemins de fer qui a promené sa famille de la Terre de feu à la Cordillère des Andes — séjourne en Patagonie. Est-ce l'austérité de la nature qui pénètre alors sa jeune sensibilité ? C'est aussi le vide. L'absence des hommes. Comment oublier qu'en une génération s'est accompli, dans ce que les Pères salésiens ont appelé la Patagonia tragica, le génocide des Indiens Onas, une population de plus d'un million d'habitants ? Sans vouloir affirmer que Penalba a gardé le souvenir d'un passé historique alors récent qu'elle aurait désiré évoquer dans son œuvre, on peut penser que le caractère austère et tragique de sa sculpture — qui se sépare en cela de celle de ses maîtres les plus admirés, Zadkine, Arp et Brancusi — est le reflet d'une secrète désolation.
Alicia Penalba quitte sa famille à quatorze ans pour apprendre à peindre. À trente-cinq ans, venue à Paris, elle devient l'élève de Zadkine à la Grande Chaumière. Elle détruit sa production antérieure. Désormais, elle sera sculpteur. Et les premières œuvres qu'elle crée sont des Totems, des Totems d'amour (1952-1954). Puis l'élongation verticale de ces Totems se divise en Doubles, comme le Double Sorcier (1956) ou Surveillant des rêves (1957), dont le thème resurgira à l'échelle monumentale dans les Grands Doubles de Milwaukee (1974) ou de Bordeaux (1974).
Certes, les problèmes spécifiques de la sculpture sollicitent Penalba : rapports du plein et du vide, équilibre des superpositions, orientation des forces formelles, oscillation entre les lourdeurs matérielles et la légèreté transparente, autonomie des formes ou allusions à des phénomènes, fascinants pour le sculpteur, comme l'étincelle (série de 1958) ou les « formes volantes » (Grande Ailée, 1963, ou Vers l'infini, 1975), rapports de la sculpture avec l'architecture. Dans ces différents domaines, Penalba apporte avec aisance ses propres solutions. La verticalité des Totems se troue de césures quasi secrètes, puis s'ouvre dans les Doubles, comme si les formes commençaient à se séparer. Les voici faites de litages superposés dans Ancêtre ailée (1962). Puis, malgré la rigueur unificatrice des Cathédrales (1971), la séparation s'accomplit (Grand Duo,1971) et aboutit à ce qui est à coup sûr l'œuvre majeure de Penalba, ses sculptures de béton à la Hochschule de Saint-Gall (Suisse). À leur sujet, Jörn Merkert écrit : « Dans leur monumentalité sévère, leur isolement hiératique, les menhirs de Saint-Gall, pris séparément, sont plutôt comparables à des totems. » La grande œuvre retourne aux sources intérieures et obscures de la sensibilité. Ou bien parvient à s'en libérer : voici que les « formes volantes » s'accrochent aux murs, brillent d'un éclat métallique qui perturbe la vue (Escape, 1972). C'est le triomphe de la lumière. Penalba semble avoir accompli l'exorcisme de l'immobilité tragique, pour mieux libérer la sculpture de son enracinement matériel. Le véritable matériau de la sculpture n'est pas la terre, la pierre ou le métal, c'est la lumière. Alicia Penalba le savait.
L'artiste a trouvé la mort dans un accident de voiture, près de Dax, le 4 novembre 1982.
Bibliographie
J. Merkert, Penalba, Carmen Martinez, Paris, 1977 (comporte une bibliographie détaillée).
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Écrit par
- René PASSERON : directeur de recherche honoraire au C.N.R.S., président de la Société internationale de poïétique, membre de l'Académie internationale de philosophie de l'art, Genève
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