ANGELOPOULOS THEODORE dit THEO (1935-2012)
Spectralité et mélancolie
Voyage à Cythère, en 1984, opère une véritable rupture, et ce tant au niveau du récit qu'à celui du statut des images et du regard. Le film a pour origine la disparition, à la fin de la guerre civile, du père du héros, Alexandre, mais ne procède ni à une enquête, ni à une reconstitution des trente années écoulées. Il ne relate pas davantage le retour du père mais l'hallucination de ce retour par son fils. Le dédoublement du récit entre scène du réel et scène du rêve mime ainsi le dérèglement de l'histoire collective : les fantômes du passé ne cessent de venir hanter le présent, sans trouver pour autant à se loger dans une chronologie.
Désormais, le motif du voyage, qui structure tous les films suivants, prend une tonalité nettement mélancolique. Au film précédent, Spyros, le héros de L'Apiculteur (1986), n'emprunte pas seulement son nom : à l'instar du vieux maquisard de Voyage à Cythère, de retour dans une patrie bien décidée à se débarrasser à nouveau de lui, le vieil homme de L'Apiculteur apparaît littéralement comme le fantôme d'un autre âge, celui des solidarités amicales et politiques. Comme les enfants de Paysage dans le brouillard (1988), il laisse derrière lui l'espace désormais inhabitable de la maison familiale pour sillonner, comme eux bien qu'en sens inverse, un pays qui n'est plus qu'un désert amnésique et silencieux, ponctué de stations-service et d'usines poussiéreuses. Dans Paysage dans le brouillard, les contours même des paysages s'effacent, comme si les enfants flottaient, hors du monde réel, égarés dans l'espace intermédiaire des limbes. Si le déplacement s'impose aux personnages, c'est qu'ils sont comme étrangers au monde qui les entoure, en attente d'un improbable « ailleurs », comme les réfugiés du Pas suspendu de la cigogne (1991), cadrés en lents travellings horizontaux sur les wagons arrêtés. Dominés par la figure de l'exil, aussi existentiel que politique, les films de la seconde période dessinent une topographie imaginaire de la fracture – celle, sans doute, de la « blessure, cette plaie ouverte » par la fin de l'espoir révolutionnaire dont parlait déjà Angelopoulos en 1977, dans une interview accordée à Michel Ciment –, le déplacement perdant ses caractéristiques territoriales au profit d'une quête du passé.
Le Regard d'Ulysse (1995) s'ouvre sur les images muettes tournées à l'aube du siècle par les frères Manakis. En quête des bobines perdues de leur tout premier film, le héros entame un voyage qui le mène de Florina, en Grèce, à travers les Balkans, jusqu'à Sarajevo, la ville martyre. Retrouver ce premier regard, ce serait, pour lui, défaire le sortilège et délivrer la langue unique qui permettait aux pionniers du cinéma de filmer toute l'ambiguïté du monde. Images mères, toujours à reconquérir, à l'instar de ces femmes, toutes incarnées par Maïa Morgentern, qui jalonnent son itinéraire et sont « chaque fois, ni tout à fait la même / Ni tout à fait une autre... ». C'est pourquoi, la quête du héros semble moins obéir à une logique spatiale qu'à une topographie imaginaire : celle de la mémoire. C'est pourquoi aussi, les images captives qu'il découvre in extremis resteront dérobées à notre regard : elles sont encore à imaginer.
De façon similaire, le véritable héros de L'Éternité et un jour (1998) n'est pas Alexandre, le poète qui n'a eu d'autre royaume que les mots et comprend, au terme de sa vie, que cette quête de la Terre Promise a fait de lui un exilé. Le héros du film, c'est le Temps lui-même, qui prend tour à tour, la forme du ressac et celle de l'archipel. Entre les blocs de temps hétérogènes, comme autant d'îles juxtaposées, le cheminement nous incombe. Le va-et-vient[...]
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Écrit par
- Sylvie ROLLET : professeur agrégé de lettres modernes, maître de conférences (études cinématographiques) à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
Classification
Média