ANTICLÉRICALISME
Article modifié le
On se gardera de confondre l'anticléricalisme avec des notions voisines pareillement exprimées en termes négatifs. L' athéisme nie l'existence de Dieu, l'anticléricalisme suspend son jugement. Il peut tout aussi bien s'allier à une négation métaphysique (dans le cas du socialisme marxiste) ou aller de pair avec une profession de foi déiste. Il n'est pas davantage antichristianisme : au contraire, il a souvent prétendu – sincérité ou ruse de guerre – défendre le christianisme authentique contre les utilisations qui le défiguraient. Il n'implique pas irréligion : il entend seulement ramener l'influence de la religion, et singulièrement du clergé, dans les bornes qui doivent selon lui en délimiter le domaine. « Il faut choisir, disait Édouard Herriot en 1925, entre la religion d'État et la religion de l'apostolat. Quand la religion se bornera à ses moyens spirituels, quand elle ne sera plus cléricale, entre vous et nous, elle n'aura pas de protecteurs plus respectueux que nous. » L'anticléricalisme ne combat que le cléricalisme, se définit uniquement par opposition et par référence à lui. C'est une notion seconde, qui n'a pas d'existence propre ; en rigueur de termes, si le cléricalisme n'existait point, il n'y aurait pas davantage d'anticléricalisme. Sa définition nous renvoie donc à celle du cléricalisme.
Mais qu'est-ce que le cléricalisme ? Sommairement, c'est la tentation, ou la tentative, pour les clercs, d'exercer sur la société civile une influence ou un pouvoir en vertu de leur ministère. Tantôt ils useront des armes spirituelles (censures ecclésiastiques, sacrements, prédications) pour régenter les esprits, les mœurs (ordre moral), le gouvernement ; tantôt ils s'appuieront sur les gouvernants pour imposer leur religion. Dans l'un et l'autre cas, le cléricalisme signifie la confusion des ordres, l'ingérence de la société ecclésiale dans la société séculière et la dépendance du politique à l'égard du religieux. C'est contre cette confusion que s'insurge précisément l'anticléricalisme : il a pour fondement intellectuel ce postulat que les deux sociétés, civile et religieuse, sont distinctes, que les clercs ne doivent pas s'immiscer dans la direction des affaires publiques, que, peut-être même, le domaine religieux doit rester strictement privé.
Il revendique en conséquence l'indépendance de l'État, la liberté de la conscience, le droit pour chacun de choisir sa croyance ou de n'en pas avoir. Sur ces grands principes, il rejoint la conception de la laïcité et s'accorde avec l'inspiration de l'individualisme libéral. Il apporte en propre une nuance polémique : c'est la forme combative de l'idéologie hostile à toute théocratie. Instruit par l'expérience historique, stimulé par la conviction que toute religion est vouée à se dégrader en cléricalisme, il monte une garde vigilante : prompt à dénoncer toute ingérence, il préconise des dispositions préventives contre la volonté de domination des clercs.
L'anticléricalisme est donc dans une relation de réciprocité antagoniste avec le cléricalisme, effectif ou présumé. Non seulement il se définit par référence à lui, mais la courbe de son évolution historique est le reflet des espérances et des déconvenues du cléricalisme. L'expérience vérifie ainsi qu'il existe une relation d'interdépendance entre les deux phénomènes ou, plus exactement, de dépendance de l'anticléricalisme à l'égard du cléricalisme, l'inverse étant plus rare. Cette interaction affecte à la fois le volume et le contenu de l'anticléricalisme. Son intensité se règle sur la consistance et la force qu'il prête au danger clérical : toutes les recrudescences de passion anticléricale coïncident avec des retours en force du « parti clérical ». L'anticléricalisme apparaît ainsi largement comme une réaction défensive. En sens inverse, s'il apparaît que la religion cherche à répudier ses prétentions cléricales, l'anticléricalisme s'apaise. Son histoire est ainsi spasmodique, faite de brusques flambées, suivies de rémissions plus ou moins prolongées.
La solidarité de ces deux ennemis complémentaires se fait sentir aussi dans le contenu de l'anticléricalisme, dont la physionomie se modèle en partie sur le visage que lui présente la religion. Au xixe siècle, on voit l'anticléricalisme évoluer en fonction des tendances ultramontaines qui caractérisent de plus en plus le catholicisme romain : face au resserrement de la discipline ecclésiastique, aux progrès de la centralisation romaine et à l'intransigeance dogmatique, l'anticléricalisme accentue son attachement à la liberté de pensée et aux droits de la raison, parce que, avec Littré, il voit le cléricalisme comme « l'esprit de l'Église catholique tendant à subordonner l'autorité temporelle à l'autorité ecclésiastique ».
Histoire de l'anticléricalisme
À quand remontent ses origines ? Le mot lui-même est relativement récent. Littré ne connaît que l'adjectif « anticlérical » et l'illustre par un exemple emprunté au Journal officiel du 27 juin 1876. Il semble apparaître en 1852 et son usage se répand à partir de 1859. Quant au mot « cléricalisme », son apparition ne semble guère plus ancienne : notre lexicologue le qualifiait de néologisme. Ici aussi l'épithète a été antérieure au substantif ; mais l'adjectif « clérical » n'a longtemps eu d'autre signification que descriptive : il désignait ce qui se rapportait aux ecclésiastiques. C'est vers 1848 que le mot se charge d'une acception péjorative, qualifiant les entreprises illégitimes des clercs. Cette acception tend à prévaloir sous le second Empire. Le substantif serait venu de Belgique. L'apparition, quelques années plus tard, de leurs antonymes « anticlérical » et « anticléricalisme » confirme la relation de dépendance qui unit les deux notions.
L'émergence, entre 1848 et 1876, de cette famille de vocables dans la langue politique illustre un moment décisif dans l'histoire de l'anticléricalisme. C'est une réaction de défense de l'esprit libéral et rationaliste contre les prétentions du pape à conserver sa souveraineté temporelle, contre les pressions des catholiques pour contraindre leur gouvernement à intervenir en faveur de Pie IX, contre le Syllabus, les dévotions nouvelles et les miracles. L'anticléricalisme prend alors le visage qu'il gardera durant plus d'un demi-siècle, au moins jusqu'à l'entre-deux-guerres.
Si les mots ne surgissent qu'au milieu du xixe siècle, l'anticléricalisme n'a pas attendu jusque-là pour se constituer. La nouveauté des années 1850-1875 concerne le contenu de l'idée ; l'anticléricalisme se fonde désormais sur une pensée qui ne croit guère possible de dissocier religion et cléricalisme, et qui estime que l'affranchissement des esprits exige l'effacement des religions. Mais l'anticléricalisme remonte plus haut. Aussi loin qu'on explore le passé, il semble qu'on en trouve des traces et des manifestations. Au Moyen Âge même, la littérature des fabliaux en porte témoignage ; quelques-uns des thèmes que l'anticléricalisme reprendra ensuite avec complaisance (le moine gourmand, paillard) viennent d'alors. Mais c'est un anticléricalisme bien différent de celui d'aujourd'hui : non seulement il n'est pas irréligieux, mais il accepte une société chrétienne toute pénétrée de l'influence de l'Église. Faut-il pour autant le rapprocher d'une variété originale de l'anticléricalisme contemporain, celui de l'intérieur, prompt à mettre les clercs en garde contre la tentation de déborder de leur ministère ?
La ressemblance avec l'anticléricalisme médiéval n'est qu'extérieure : actuellement, en effet, il se fonde moins sur des réactions d'humeur que sur une notion de la sécularisation de la société et de la distinction des ordres qui est, à tout prendre, plus proche de l'anticléricalisme de l'extérieur. Les deux anticléricalismes s'inscrivent ainsi dans une problématique commune que dominent les mêmes impératifs : liberté de la conscience, séparation de la croyance personnelle et des activités publiques, dissociation de l'Église et de l'État. Depuis le Moyen Âge, l'anticléricalisme a pu s'estomper, il n'a jamais complètement disparu. Un fil continu court à travers les âges, reliant ses formes successives. Un héritage s'est peu à peu constitué de thèmes, de craintes, d'arguments que les générations se sont transmis, chaque siècle ajoutant à ce fonds commun.
Ainsi, au thème médiéval du moine, inspiré des ordres contemplatifs ou mendiants, est venu se superposer au xviie siècle celui du jésuite, promis de Pascal à Eugène Sue à une éclatante carrière littéraire. Près de nous, le mythe de l'Opus Dei rajeunit le thème permanent du religieux menaçant l'indépendance de la société. L'histoire de l'anticléricalisme, de son intensité inégale à travers les siècles, de son contenu est ainsi étroitement associée à l'histoire religieuse, politique et intellectuelle des sociétés.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- René RÉMOND : président de la Fondation nationale des sciences politiques
Classification
Autres références
-
ASSOCIATION
- Écrit par Jean-Marie GARRIGOU-LAGRANGE et Pierre Patrick KALTENBACH
- 7 088 mots
La loi de 1901 était aux origines sans doute davantage une étape de la querelle religieuse qu'un progrès démocratique.Bien peu de Français se souviennent que la loi de 1901 est une loi anticléricale. Elle n'est que partiellement – pour le reste ou pour solde, si l'on veut – une loi de liberté... -
CATHOLICISME LIBÉRAL ET CATHOLICISME SOCIAL
- Écrit par René RÉMOND
- 7 281 mots
...alors. C'était en effet une gageure en 1830, et encore en 1870, de prétendre unir catholicisme et libéralisme. Le libéralisme paraissait trop lié à l' anticléricalisme : le postulat suivant lequel la religion n'était qu'une affaire privée dont la société n'avait pas à connaître était difficilement acceptable... -
COMBES (É.)
- Écrit par Serge BERSTEIN
- 823 mots
- 1 média
Le nom d’Émile Combes s’identifie avec les pratiques politiques qui, au début du xxe siècle, fondent la République laïque au moyen de l’anticléricalisme militant.
Né le 6 septembre 1835 dans une famille pauvre du Tarn (son père est tailleur d’habits), sixième de dix enfants, Émile Combes...
-
GAUCHES BLOC DES (1899-1906)
- Écrit par Henri LERNER
- 700 mots
- 1 média
Le terme de Bloc des gauches désigne la coalition des modérés, des radicaux et des socialistes qui gouverne la France de juin 1899 à janvier 1906 sous le signe de l'anticléricalisme. L'arrivée au pouvoir de cette formation politique ne doit rien aux élections de 1898 favorables à la...
Voir aussi