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ANTISÉMITISME

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Dans un pamphlet publié en 1879, La Victoire du judaïsme sur la germanité, le journaliste et agitateur politique allemand Wilhelm Marr utilise les mots de « sémitisme » et d'« aryanisme », dérivés des classifications de la linguistique et de l'anthropologie physique de la seconde moitié du xixe siècle. La même année, il fonde la Ligue antisémite, qui consacre l'entrée du terme antisémitisme (Antisemitismus) dans le vocabulaire politique. Produite directement par les idéologies nationalistes et racistes alors en pleine expansion, cette expression nouvelle de la haine contre les juifs n'est cependant pas sans liens avec ce que Hannah Arendt désigne, dans la Préface de Sur l'antisémitisme, par « haine religieuse du Juif » (religious Jew-hatred) qu'on appelle aujourd'hui « antijudaisme », hostilité repérable dès l'Antiquité, qui va se prolonger et s'amplifier au Moyen Âge dans l'Occident chrétien, et finalement perdurer jusqu'au xxe siècle. L'antijudaïsme ne naît certes pas avec le christianisme, même si sa version chrétienne comporte une dimension théologique absente dans les sociétés païennes, déterminante pour comprendre les conditions spécifiques d'apparition de l'antisémitisme contemporain dans la culture occidentale. Il nous faut donc nécessairement faire retour sur cette « préhistoire » de l'antisémitisme avant d'aborder en tant que telles les causes immédiates de sa naissance et de son développement, aux xixe et xxe siècles.

L'antijudaïsme de l'Antiquité au Moyen Âge

L'Antiquité païenne et chrétienne

L'hostilité aux juifs n'avait pas de caractère systématique dans les empires de l'Antiquité, qui étendaient leur domination sur de multiples peuples aux cultes les plus divers. En Perse, en Grèce ou à Rome, les tensions ne procédaient pas principalement d'une mise en accusation de la religion juive ni d'une volonté de la société dominante de démontrer les erreurs des juifs par rapport à ses propres croyances. La persécution déclenchée à partir de — 167 par Antiochus IV Épiphane, qui entend interdire la pratique de la religion juive en Judée et force les juifs à participer aux rites païens, fait de ce point de vue figure d'exception. La profanation et le pillage du Temple de Jérusalem, les massacres et conversions forcées et l'instauration, dans le Temple, du culte de Zeus Olympien traduisent, combinés aux intentions politiques, des motifs expressément religieux qu'on ne retrouve pas par exemple chez les Romains, lorsqu'ils répriment les insurrections juives des ier et iie siècles. On peut cependant repérer, chez les lettrés grecs et romains, la constitution précoce d'un discours a priori hostile aux juifs. Depuis Hécatée d'Abdère (fin du ive siècle av. J.-C.) jusqu'à Dion Cassius (155-235), en passant par Diodore de Sicile, Cicéron, Sénèque ou Tacite, les Anciens ont colporté des récits sur l'origine, les croyances et les rites du peuple juif où le mépris le dispute à l'ignorance. L'opprobre frappant ce peuple de « lépreux » expulsés d'Égypte, son inconcevable prétention à ne reconnaître qu'une seule divinité sans effigie, ses pratiques « irrationnelles » avérées (circoncision, sabbat) ou inventées pour la circonstance (adoration d'un âne, meurtre rituel), enfin la menace que représenterait son influente diaspora, tels sont les principaux motifs ressassés par les auteurs païens pour le stigmatiser.

L'antijudaïsme chrétien procède de mobiles différents. Né de la prédication au ier siècle de Jésus de Nazareth et de ses disciples, le christianisme est l'une de ces nombreuses sectes messianiques et apocalyptiques juives qui surgissent à l'époque, au sein d'un judaïsme profondément divisé sur l'attitude à adopter face à l'occupant romain et à l'hellénisation qui progresse grâce à lui. Il en conserve évidemment de nombreux traits, comme le montrent les communautés judéo-chrétiennes du ier siècle, qui entendent continuer d'observer la loi juive (circoncision, sabbat, interdits alimentaires, etc.). Il ne s'en sépare définitivement qu'à l'issue des deux guerres juives de 66-70 et de 132-135, qui scellent la faillite du « messianisme séculier » et confortent le judaïsme des pharisiens, qui ont condamné l'hérésie chrétienne. Du côté chrétien, la priorité donnée, en particulier par l'apôtre Paul, à la prédication des Gentils (les non-juifs), conduit aussi à insister sur les différences et à créer la plus grande distance possible entre les deux communautés. Dans les écrits des pères de l'Église grecs et latins, à partir du iie siècle, la condamnation des valeurs religieuses et culturelles juives occupe une place de choix, comme l'illustre le Contre les Juifs de Tertullien (env. 200). Le stéréotype du peuple « déicide », assassin du Christ, devient alors un argument pour les dresser l'une contre l'autre, notamment chez Eusèbe de Césarée, Grégoire de Nysse et Jean Chrysostome. Au ive siècle, un changement radical se produit. Par suite de l'alliance passée entre l'empereur Constantin Ier et le parti chrétien, le christianisme devient la religion prépondérante de l'Empire et s'érige en « Vrai Israël », selon l'esprit (Nouvelle Alliance), face à un Israël déchu, resté attaché à l'ancienne loi, selon la chair (Ancienne Alliance). Lorsque le christianisme est proclamé religion de l'Empire par Théodose Ier, en 380, les grandes lignes de la théologie chrétienne sont définitivement arrêtées à l'égard des juifs. Si la religion juive est la seule à conserver le statut de religio licita accordé sous l'empire païen aux multiples religions orientales (cultes d'Isis, de Mithra, etc.), c'est uniquement parce qu'Israël est considéré comme « peuple-témoin » d'une erreur et que sa conversion, à terme, s'inscrit dans l'eschatologie chrétienne. Il n'en reste pas moins que les juifs, qui n'ont reconnu ni la messianité ni la divinité de Jésus, portent la responsabilité de sa crucifixion, qu'ils ont été rejetés par Dieu, chassés de leur terre et condamnés à l'errance. Les chrétiens s'affirment les seuls héritiers et interprètes légitimes de l'Écriture, laquelle témoigne contre les juifs. Les interprétations que font ces derniers du texte sacré sont réputées insensées, comme l'énoncera en 553 une loi de l'empereur Justinien, la novelle 146.

L'Occident médiéval

Tout au long du Moyen Âge, le sort réservé aux communautés juives variera selon les périodes et les contextes : protection relative et maintien dans une condition dépendante et humiliante, campagnes de conversion par la persuasion, persécutions violentes, conversions forcées et expulsions, diabolisation et ségrégation systématiques. L'évolution n'est pas uniforme dans l'ensemble du monde chrétien, mais une nette aggravation peut être repérée à partir du xiie siècle.

Durant le haut Moyen Âge, l'Église s'applique à réduire la place qu'occupent encore les juifs dans la société, héritée de leur statut de citoyens sous l'Empire romain. Elle interdit aux clercs de s'attabler avec les juifs, à ces derniers de sortir en public pendant la période de tension religieuse allant du Jeudi saint à la fin des Pâques, ou de se mêler à la population chrétienne. Elle prohibe les mariages mixtes, jusque-là relativement fréquents, en particulier sous les Mérovingiens. Les fonctions de percepteur d'impôts et de juge sont fermées aux juifs. Les décisions réitérées des conciles locaux, entre le vie et le viie siècle, montrent en même temps que l'Église peine à les faire appliquer rigoureusement. Elle s'attelle aussi à la tâche de ramener sur la bonne voie les « juifs perfides » – l'expression apparaît au viie siècle, l'adjectif latin étant alors utilisé au sens d' « infidèle » –, par la conversion au christianisme en usant davantage de la persuasion que de la contrainte, comme le préconisait le pape Grégoire le Grand.

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Ces mesures de l'Église n'altèrent pas encore en profondeur la condition des juifs dans le royaume franc, malgré la précarité qu'elles lui impriment, et n'apparentent nullement leur sort à celui de leurs coreligionnaires de l'Espagne wisigothique, après la conversion au christanisme des souverains de ce pays. Néophytes zélés, ceux-ci vont redoubler de rigueur à l'égard des juifs. Finalement, le roi Sisebut les oblige en 613 à recevoir le baptême. Nombreux sont ceux qui cherchent refuge dans des terres plus hospitalières, notamment en Provence.

La période des croisades marque un tournant dans l'antijudaïsme chrétien d'Occident. En 1095, l'appel à la première croisade entraîne une vague de violences contre les juifs, dans une moindre mesure en France mais surtout dans la vallée du Rhin. Des communautés sont massacrées à Spire, Mayence, Worms, Ratisbonne. La pratique des conversions forcées provoque des suicides collectifs pour échapper à l'apostasie. Les récits juifs des persécutions qui ont accompagné le passage des croisés font état de la protection accordée par certains évêques. En tout état de cause, l'Église ne peut être tenue responsable des massacres commis. Elle condamne derechef les violences similaires déclenchées par la deuxième croisade, en 1146. La bulle Sicut Iudeis prise par le pape Calixte II en 1122 ou 1123, qui garantissait la protection des juifs, fut réitérée par plusieurs de ses successeurs jusqu'au xve siècle.

Le resserrement de l'étau

Aux xiie et xiiie siècles apparaissent un peu partout en Occident chrétien des symptômes inquiétants d'une dégradation de la condition juive.

Les juifs dépendent de plus en plus du seul bon vouloir du prince qui peut disposer d'eux à sa guise. C'est ainsi que Philippe Auguste expulse les juifs du domaine royal en 1182 pour mettre la main sur leurs biens et renflouer le Trésor, avant d'autoriser leur retour en 1198. Le règne de Saint Louis est quant à lui marqué par toute une série de mesures dirigées contre les juifs et par le brûlement du Talmud (1242 ou 1244).

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C'est aussi l'époque où resurgit la calomnie du meurtre rituel. Dans cette nouvelle version, les juifs sont accusés d'utiliser le sang de chrétiens sacrifiés pour la confection des pains azymes consommés pendant la fête de Pâque. La première de ces accusations est proférée en 1144 à Norwich en Angleterre. Malgré la dénonciation expresse de ce mensonge par Innocent IV dans sa lettre Lacrimabilem Iudaeorum adressée aux évêques en 1247, l'accusation se répétera. À Blois, en 1277, elle aboutit à l'anéantissement presque total de la communauté locale. Elle est suivie de bien d'autres.

Depuis le quatrième concile du Latran, en 1215, le juif doit porter sur lui la marque de sa différence : la rouelle en France, un chapeau particulier en Allemagne, un signe en forme de tables de la Loi en Angleterre. À la longue, l'antijudaïsme, justifié en dernière instance par la science théologique, a gagné à la fin du xiiie siècle l'ensemble de la société chrétienne. Une nouvelle période d'expulsions s'ouvre pour les juifs d'Europe. En 1290, ce sont les communautés d'Angleterre et de Gascogne qui sont chassées. Des expulsions locales sont décidées en Allemagne et en Italie. En 1306, Philippe le Bel expulse une nouvelle fois les juifs du royaume de France.

Le Moyen Âge finissant est marqué par de profonds bouleversements. Les famines et les épidémies sont plus fréquentes. Les populations sont décimées. L'Occident est traversé par des crises sociales, économiques, politiques et religieuses. Tandis que les interdictions faites aux chrétiens de pratiquer l'usure se font de plus en plus rigoureuses, la spécialisation progressive du groupe juif dans le prêt à intérêt contribue à accentuer sa différence, même s'il est bien loin d'en avoir le monopole (banquiers cahorsins et lombards). Il devient la cible d'une certaine frange de la société, qui constitue sa clientèle, en particulier en période de famine ou de crise économique, où il est livré à la vindicte populaire.

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Les années 1320-1321 voient déferler une croisade de pauvres, essentiellement des bergers, la croisade dite « des pastoureaux ». Elle donne lieu à des persécutions et des massacres de juifs dans le Midi, puis en Touraine et dans le Berry, où ces derniers sont accusés, avec les lépreux, d'empoisonner les puits. En 1336 et 1339, des bandes de paysans pauvres, les Judenschlager (« tueurs de juifs »), réunies autour d'un chef qu'ils appellent le « roi Armleder », font régner la terreur de l'Alsace à la Souabe. Pendant la grande épidémie de peste noire de 1348 à 1352, les juifs sont tenus pour responsables de la propagation du fléau et sont massacrés dans nombre de localités. Les persécutions s'étendent à toute l'Europe.

Les expulsions du royaume de France se multiplient à cette époque, jusqu'à l'expulsion définitive décidée par Charles VI, en 1394. En revanche, dans le Midi et dans les territoires qui ne sont pas encore rattachés à la couronne, les juifs continuent à mener une vie relativement paisible. Dans les royaumes d'Espagne voisins, les grandes persécutions de 1391 portent un coup fatal au judaïsme ibérique et entraînent des conversions forcées massives au christianisme qui créent la catégorie stigmatisée des conversos (convertis). Entre 1450 et 1520, de nombreuses villes allemandes expulsent leurs juifs, puis les rappellent ; les princes agissant de même. Toutefois, l'absence, dans l'Empire germanique, d'une autorité centrale susceptible de prononcer une expulsion globale limite l'impact de ces mesures. À la fin du xve siècle, il est mis fin à la présence juive en Provence, annexée au royaume de France à la mort du roi René en 1480. En 1492, les souverains espagnols expulsent définitivement les juifs de leur pays, lesquels trouvent refuge dans l'Empire ottoman et dans une moindre mesure en Afrique du Nord.

L'antijudaïsme en terre d'islam

Comparé à cette dégradation sensible observée dans le monde chrétien, le statut et la condition des juifs en terre d'islam sont restés dans l'ensemble plus stables et nettement plus cléments. Les relations entre musulmans et non-musulmans étaient régies par le pacte de la « dhimma », un terme qui signifie à la fois garantie, foi, protection, contrat et pacte. La présence en terre d'islam de non-musulmans, à condition qu'ils puissent se réclamer de la Bible, est expressément prévue par le Coran et la tradition, qui interdisent de les convertir par la contrainte et règlent en détail leur statut par une série de clauses qu'aucune autorité terrestre n'est censée pouvoir abroger ni modifier. Grâce à ces clauses, de fortes minorités chrétiennes et juives ont vécu longtemps au milieu des sociétés musulmanes en jouissant du statut de dhimmi, de « protégés », astreints au paiement de l'impôt de capitation. Leur infériorité se définit en termes sociaux et religieux. Les juifs sont obligés de se distinguer des musulmans par leur costume, leur coiffure, leurs montures et même par le choix de leurs noms. En contrepartie de ces restrictions, ils obtiennent la garantie de leur vie et de leurs biens et jouissent d'une grande liberté dans tout ce qui touche leurs affaires intérieures.

La compétition religieuse était moindre entre l'islam et le judaïsme, malgré des poussées d'hostilité virulente à l'endroit des juifs (la persécution des Almohades au xiie siècle en fournissant le pire exemple). Les formes précitées de l'antijudaïsme médiéval chrétien ne se manifesteront donc pas en terre d'islam. Cette relative quiétude des relations entre les deux religions se maintiendra jusqu'à l'époque coloniale.

L'antijudaïsme de la Renaissance au XVIIe siècle

Dans l'Espagne du xve siècle, la suspicion permanente et la jalousie entretenue à l'encontre des conversos et de leur descendance, aussi appelés « nouveaux chrétiens » ou marranes, fait naître l'idée chez certains « vieux chrétiens » d'exiger des « statuts de pureté du sang » (estatutos de limpieza de sangre) pour l'accès aux offices publics. Le premier de ces statuts, arrêté par la ville de Tolède en 1449, fut condamné catégoriquement la même année par la bulle Humani generis inimicus du pape Nicolas V, en pure perte. Rapidement étendus aux ordres religieux, aux corporations de métier, officialisés en 1501 par deux pragmatiques des Rois Catholiques pour les fonctionnaires royaux, les statuts de « pureté de sang », qui viseront aussi les chrétiens d'ascendance musulmane (Moriscos) ou hérétique, deviennent une obsession en Espagne aux xvie et xviie siècles. Après le milieu du xvie siècle, en raison de ces statuts, bien des secteurs de la vie politique et économique furent réservés à des « vieux chrétiens » au « sang pur »(sangre limpia). Cette loi discriminatoire, abolies au Portugal en 1773, sévira en Espagne jusqu'au xixe siècle. L'Inquisition, instaurée en 1478 en Espagne et en 1547 au Portugal, se chargera pour sa part de traquer les moindres pratiques « judaïsantes » chez les conversos et leurs descendants jusqu'au xviiie siècle.

Ni la Renaissance ni la Réforme ne parviennent à modifier l'image et la condition dégradées des juifs d'Europe. Le développement de l'imprimerie en Europe contribue puissamment à la propagande des stéréotypes antijuifs. Un humaniste comme Érasme ne leur applique guère ses principes de tolérance. Dépité qu' ils n'aient pas adhéré à sa nouvelle doctrine, Luther publie en 1543 trois pamphlets Von den Juden und ihren Lügen (À Propos des juifs et de leurs mensonges), qui non seulement reprend les calomnies médiévales, mais appellent ouvertement à la violence contre les juifs, à brûler leurs synagogues et à les bannir. En raison du rejet par Luther de la doctrine de la transsubstantiation – qui affirme la présence réelle du Christ dans l'eucharistie –, les calomnies de meurtre rituel et de profanation d'hostie tendent en revanche à disparaître dans le monde protestant européen. C'est le courant calviniste, davantage ancré dans l'Ancien Testament, qui se montre finalement le plus accueillant à leur égard. Les nouveaux chrétiens fuyant la péninsule Ibérique créent à partir du xvie siècle de nouvelles communautés dans le nord de l'Europe, en des lieux qui n'en abritaient pas jusque-là, notamment à Amsterdam,. C'est le puritain Cromwell qui autorise finalement en 1656 le retour des juifs en Angleterre, d'où il avaient été bannis en 1290 par un édit d'Edouard Ier.

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Dans l'Europe catholique, les territoires relevant de la papauté (Comtat Venaissin, Avignon et domaine pontifical italien) sont les seuls encore, au début du xvie siècle, en mesure de garder leurs juifs ou d'en accueillir de nouveaux. Mais la Contre-Réforme, en raison de son retour à l'orthodoxie doctrinale catholique, réaffirme avec vigueur son hostilité aux juifs « infidèles » et « meurtriers » du Christ. Cette période correspond à l'apparition des ghettos, conséquence de lois contraignant les juifs à habiter dans un quartier unique et fermé, et mesure qui contribue à les marginaliser davantage. Le premier d'entre eux est implanté à Venise en 1516. Cette ségrégation restera effective durant tout le xviie siècle. Absents du royaume de France, mis à part dans le Sud-Ouest, où ils sont tolérés dès le xvie siècle en tant que marchands « portugais » ou en Lorraine et en Alsace, avec l'entrée des troupes françaises à la même époque puis l'annexion de ces régions au xviie siècle, les juifs n'en continuent pas moins de rester la cible privilégiée de l'hostilité à la moindre crise. Le Parlement de Paris juge ainsi nécessaire, en 1615, de renouveler l'édit d'expulsion de 1394.

Les Lumières et l'antijudaïsme

Les philosophes des Lumières ont eu en général peu de contacts suivis avec des juifs, ce qui les a laissés en partie réceptifs aux préjugés hostiles traditionnels qui se maintiennent encore au xviiie siècle. Il faut replacer leurs propos dans le cadre de leur conception de la rationalité comme force libératrice, qui leur commandait de soustraire l'individu au joug oppressant de la religion, quelle qu'elle fût. Dans les pamphlets antireligieux qui circulent à l'époque, juifs et catholiques sont ainsi souvent logés à la même enseigne.

À défaut de sympathie, Montesquieu invite néanmoins à la tolérance à l'égard des juifs dans les Lettres persanes (1721), ce qui ne l'empêche pas de manifester de l'hostilité tant à l'égard du Talmud que des rabbins. Dans L'Esprit des Lois (1748), il s'insurge contre les inquisiteurs d'Espagne et du Portugal et va jusqu'à demander la création d'une ville de refuge, à Saint-Jean-de-Luz ou à Ciboure, pour les juifs persécutés de la péninsule Ibérique.

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L'Encyclopédie(1751-1772) contient des critiques contre le judaïsme – biais pour combattre le christianisme –, mais elle renferme également des articles (notamment l'article Juif, rédigé par le chevalier de Jaucourt et Diderot) faisant preuve d'une ouverture inédite à l'égard de la réalité juive. Aujourd'hui oublié, le marquis d'Argens, dont les écrits étaient largement diffusés, conviait lui aussi à la tolérance dans ses Lettres juives (1736-1737), tout en s'opposant à l'enseignement talmudique et aux rabbins.

Voltaire ne distingue pas entre un jésuite et un juif pieux ashkénaze, tous deux symboles d'un passé dont les philosophes comptent abolir les vestiges. Son combat antireligieux ne pouvait pas ne pas s'en prendre au judaïsme, source du christianisme. Pour Voltaire, la Bible comporte des « superstitions » comme n'importe quel autre texte sacré ; il était naturel qu'elle focalise ses critiques, et, avec elle, le peuple qui y puisait son enseignement. Reste que, sous l'ironie voltairienne, on reconnaît les préjugés du christianisme et du paganisme, repris et amplifiés. Plusieurs chapitres de l'Essai sur les mœurs (1753) et nombre des cent dix-huit articles du Dictionnaire philosophique(1764) contiennent des attaques virulentes contre les juifs.

Rousseau, quant à lui, se situe nettement dans la tradition de tolérance ouverte par les milieux érudits calvinistes au siècle précédent, illustrée par Pierre Bayle et son Traité de tolérance universelle (1686) et par le Rouennais Jacques Basnage (1615-1695). Tout en rejetant le judaïsme et ses prescriptions, ce dernier manifeste une claire sympathie à l'égard des juifs, victimes eux aussi de l'Église romaine et de son intolérance. Il préconise de fonder pour eux des écoles, des universités et aussi un État, parce qu'il les considère comme les tenants de la religion naturelle.

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D'une manière générale, les philosophes, imbus de rationalisme et d'universalisme, sont peu favorables au judaïsme et au peuple juif. Hostiles à l'oppression et à la discrimination, ils revendiquent bien pour lui davantage d'humanité, mais sans pour autant vraiment connaître et respecter la spécificité du monde juif. Plus que de la reconnaissance du juif en tant que juif, les apôtres des Lumières sont surtout soucieux de sa « régénération » par l'éducation et l'exercice de métiers considérés comme plus utiles à la société que le prêt à intérêt et le colportage.. Dans le même esprit, l'abbé Grégoire dénonce dans son Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs de 1787 la propension des juifs à se multiplier, leur dégénérescence, dénigre le Talmud, prône la disparition de la langue yiddish, demande de combattre le pouvoir des rabbins et espère en dernière analyse leur conversion. Malesherbes se situe dans la même mouvance.

Moses Mendelssohn - crédits : Erich Lessing/ AKG-images

Moses Mendelssohn

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À la fin du xviiie siècle, les termes ainsi posés du problème juif se retrouvent jusque chez les réformateurs juifs. Notable juif alsacien, Isaac Cerf-Berr (Hirtz de Bischheim, 1726-1793) finance le plaidoyer en faveur des juifs de l'historien protestant Christian Wilhelm Dohm (1751-1820), Ueber die buergerliche Verbesserung der Juden, écrit à la demande de Moses Mendelssohn, principal figure du mouvement de la Haskala (les Lumières juives). Paru à Berlin en 1781, il est traduit par Jean Bernoulli en 1782 sous le titre De la réforme politique des juifs. Mirabeau reprend quelques-unes des idées contenues dans l'ouvrage et publie en 1787, à Londres, une brochure intitulée Sur Moses Mendelssohn, sur la réforme politique des juifs et en particulier sur la Révolution tentée en leur faveur en 1753 dans la Grande-Bretagne. L'ère des réformes, de fait, s'annonçait déjà en Europe avec l'édit de Tolérance (Toleranzpatent) pris en 1781-1782 par Joseph II à la tête du Saint-Empire.

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  • : directrice de recherche à l'École pratique des hautes études (Sorbonne), titulaire de la chaire d'histoire du judaïsme moderne

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Moses Mendelssohn - crédits : Erich Lessing/ AKG-images

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