PÉGUY CHARLES (1873-1914)
Une religion incarnée
Vue de l'extérieur, dans le contexte de l'évolution du socialisme français, pacifiste, antireligieux, la trajectoire de Péguy peut paraître aberrante. Elle est pourtant cohérente et riche de sens. Selon lui, il faut maintenir dans le jeu des événements la fidélité à la source profonde de ses engagements qui oblige à revoir constamment ses analyses, à rebondir de façon neuve. Cette fidélité, il la nomme mystique. Or la mystique de Péguy est avant tout libertaire. Il revendique le droit à une pensée libre de toutes les autorités, dénonce ce qui pourrait devenir “une république socialiste gouvernementale”. Il refuse qu'une certaine conception de la laïcité fasse de l'athéisme “une métaphysique d'État”. Sa mise en question des dérives autoritaires du socialisme, si elle peut paraître excessive au regard des événements qui lui sont contemporains, est pourtant prémonitoire. Il nous est plus facile d'en mesurer la validité en des années où l'idéologie communiste a fait faillite. Péguy défend le droit au pluralisme politique et philosophique. Toute grande philosophie est pour lui une voix essentielle de l'humanité. Il ne considère pas que les philosophies forment une suite linéaire et progressive ; elles restent diverses et continuent à dialoguer entre elles au cours des siècles.
Au cœur de la mystique péguyste, la justice et la vérité vivantes que Péguy avait vécues, incarnées dans le combat en faveur de Dreyfus, se révéleront dans leur plénitude en la personne du Christ, cela malgré la trahison des chrétiens particulièrement manifeste dans l'Affaire. C'est que pour lui le christianisme a perdu le sens des valeurs évangéliques que son socialisme de jeunesse lui paraissait au contraire incarner. Religion du salut éternel, le christianisme est devenu une religion de bourgeois frileux, dominée par l'argent. Péguy approuve la séparation de l'Église et de l'État qui rendra peut-être, à son avis, l'Église à elle-même, l'obligeant à la pauvreté et à l'indépendance. Mais cela suffira-t-il à empêcher le christianisme d'être la religion officielle de la bourgeoisie, alors qu'il implique un plein engagement dans le monde, en faveur des pauvres, loin des vagues spiritualismes sans responsabilité dans lesquels se réfugient volontiers les bourgeois ? Jésus ne s'est pas retiré du monde, il est venu dans le monde et y a vécu la vie du monde. À sa suite, le christianisme se caractérise donc par l'emboîtement du temporel et de l'éternel ; la Passion du Christ donne sens aux épreuves, aux souffrances, à la mort, dont ce que Péguy nomme le monde moderne veut faire l'impasse. Le risque que ce monde veut à tout prix éviter apparaît alors comme constitutif de toute vie d'homme ; lui seul permet d'assumer le présent en l'ouvrant sur l'avenir.
Le père de famille est symbolique de cet engagement : vivant dans les responsabilités du présent, il est condamné à l'espérance par la pensée de l'avenir de ses enfants. La petite fille Espérance conduit le monde. Elle anime l'histoire des peuples : les cités charnelles sont “le corps et l'essai de la Cité de Dieu” ; elles ont une vocation dans l'histoire. C'est ainsi que, pour Péguy, la France a une vocation de liberté puisée à la fois dans son enracinement chrétien et dans la tradition révolutionnaire ; elle ne saurait être rayée de la carte sans dommage pour l'humanité. Péguy est ainsi conduit à opposer de façon quelque peu manichéenne la France et l'Allemagne, vue à travers la Prusse impériale de 1870 et les stéréotypes de l'enseignement scolaire de la IIIe République. C'est à ce niveau que pour lui se rejoignent nationalisme et christianisme et non dans une idéologie de type maurrassien[...]
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Écrit par
- Françoise GERBOD : professeur émérite de littérature française à l'université de Paris-X
Classification
Média
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