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COMPRÉHENSION (sociologie)

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C’est au sein des sciences humaines allemandes de la seconde moitié du xixe siècle que la notion de compréhension a été formulée pour la première fois par l’historien Johann Gustav Droysen puis par le philosophe Wilhelm Dilthey. Elle est d’emblée définie en référence à un dualisme des méthodes – l’opposition de «  l’expliquer » et du « comprendre » –, doublé d’un dualisme des types de sciences : sciences de la nature opposées auxsciences de l’esprit chez Dilthey ; sciences nomothétiques opposées auxsciences idéographiques chez le philosophe Wilhelm Windelband ; sciences de la nature opposées auxsciences de la culture chez le philosophe néo-kantien Friedrich Rickert. La procédure explicative, entendue comme une subsomption du divers sous des lois générales, est opposée à la démarche compréhensive qui s’attache quant à elle à une saisie des événements et des composantes du divers dans leur singularité. Tandis que la première, soucieuse de « réduire la différence qualitative à des quantités mesurables avec précision », a recours à des concepts dont le contenu se restreint au fur et à mesure que leur extension s’accroît, la seconde développe, en réaction à ces abstractions, des concepts « individuels » dont le contenu s’accroît en proportion inverse de leur extension (Julien Freund, « Introduction » aux Essais sur la théorie de la science de Max Weber, 1992). Les hypothèses scientifiques ne sont pas soumises aux mêmes modes de falsification dans les deux cas : « une loi hypothétique de la nature qui est défaillante dans un cas perd définitivement sa qualité d’hypothèse », écrit-il dans GesammelteAufsätzezurWissenschaftslehre(1922), alors que la non-validité d’une hypothèse « compréhensive » dans un cas particulier ne remet pas en cause sa valeur pour la connaissance en général. Mais surtout, c’est la notion de « sens » qui est mobilisée pour caractériser la démarche compréhensive, qui prend acte du caractère intentionnel et signifiant des activités humaines, par opposition aux déterminismes que l’explication voit à l’œuvre dans la « nature muette », dans laquelle elle recherche non des motivations mais des causes : « Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique », résume Dilthey dans une formule demeurée fameuse. Son insistance à souligner la dimension empathique ou « intropathique » (Einfühlung) de la compréhension, censée permettre une saisie intuitive des intentions ayant présidé à une action ou leur « reviviscence », a fréquemment donné lieu au reproche de subjectivisme.

À partir de Max Weber et jusqu’à Pierre Bourdieu, qui intitule « Comprendre » le dernier chapitre de La Misère du monde (1993), la sociologie revendique une rupture avec le dualisme de l’explication et de la compréhension, et fait valoir à la fois la complémentarité des deux approches et l’impossibilité de tracer une ligne de partage entre sciences explicatives et sciences compréhensives. Les sciences de la nature ne sont pas seulement nomologiques : elles établissent des lois, mais elles peuvent aussi relever des singularités et engager à ce titre des procédures compréhensives. La notion de « compréhension » se trouve quant à elle soustraite à sa proximité initiale avec une intériorité « irrationnelle » pour être ancrée du côté d’une rationalité déchiffrable comme l’adéquation entre des moyens et une fin poursuivie. Max Weber réunit les deux notions en une seule, « l’explication compréhensive », en refusant de dissocier le comprendre de l’imputation causale. La compréhension vise elle aussi des causes, même si celles-ci présentent un caractère « téléologique ». Les faits sociaux peuvent être « expliqués » : pour Weber, un événement singulier peut être la cause d’un autre événement singulier et il est possible de concevoir une forme de causalité singulière. Plus encore : le comportement motivé est parfois plus susceptible d’être reconstruit rationnellement que certains phénomènes singuliers de la nature, par exemple la distribution contingente des cassures d’une pierre qui tombe par terre. « La recherche interprétative des motifs de la part de l’historien, conclut Weber, n’est rien d’autre qu’une imputation causale dans le même sens logique que l’interprétation causale d’un quelconque phénomène singulier de la nature. » Une question demeure cependant en suspens : « l’explication compréhensive » ainsi entendue peut-elle faire une place à l’exploration de motifs inconscients ? Weber ne lui apporte pas de réponse, mais rien n’interdit de penser que la compréhension recouvre moins la reconstitution d’une intention consciente explicite que la construction hypothétique d’un cheminement logique susceptible de devenir conscient, y compris lorsqu’il ne l’est pas. « On parle de compréhension, note Raymond Aron dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire (1938), lorsque la connaissance dégage une signification qui a été ou aurait pu être pensée par ceux qui l’ont vécue ou réalisée. »

— Isabelle KALINOWSKI

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