DIALOGUE, notion de
Occasionnel dans les genres narratifs (genres mixtes en ce qu'ils peuvent insérer, en des effets de réel, la transcription de discours de personnages au sein d'un récit), principiel dans le genre dramatique (qui est supposé n'être qu'imitation, le poète ne manifestant pas sa voix propre), le dialogue est par nature principe de contradiction et de conflit (agôn) : il est supposé construire, sur la base d'un objet commun, une confrontation argumentative qui produit une action, et permettre une révélation du personnage par ses paroles, mais aussi une avancée sémantique.
Du conflit à l'horizon de vérité
Il est significatif qu'un des premiers modèles de dialogue soit celui du dialogue philosophique, dans la lignée de ceux où Platon met en scène Socrate : mise à l'épreuve de l'autre et processus d'accouchement, sa conflictualité ne vaut qu'en tant qu'examen et remise en question des certitudes. Le modèle rhétorique de la parole persuasive, et l'action conflictuelle qu'elle constitue de fait en tant que joute verbale, se conjugue ainsi, à travers une confrontation des points de vue, à un principe évolutif d'articulations et de déplacements qui est également mouvement de la pensée. Le dialogue est alors, chez Platon comme chez Diderot (Le Neveu de Rameau, 1805) ou même Sade (Dialogue entre un prêtre et un moribond, 1782), le lieu d'une expérience de l'altérité et de la contradiction a priori tendue vers l'horizon d'une possible résolution. Cependant, le dialogue peut également, dans certaines formes poétiques qui s'inscrivent dans la lignée du chant amébée des Bucoliques (37 av. J.-C.) de Virgile, fonctionner sur le mode du duo, la confrontation et l'argumentation s'effaçant devant la succession alternée de discours lyriques, pour devenir chant à deux voix.
Dans les genres narratifs, l'insertion d'un dialogue est également l'occasion de marquer l'introduction d'un passage de stricte mimèsis à l'intérieur du cadre global du récit. Par le biais du discours rapporté, le narrateur peut caractériser (individuellement et socialement) non seulement l'argumentation, mais aussi les traits émotifs et la manière de parler des personnages qu'il met alors en scène – ainsi Proust et les tics de langage propres à nombre de ses personnages, ou encore Balzac, lorsqu'il transcrit, par exemple, l'accent allemand du baron de Nucingen. Mais le romancier possède différentes manières d'inscrire le dialogue au sein de sa narration : l'insertion d'un dialogue au style direct se voit souvent préférer l'usage des formes du discours narrativisé, qui mêle à la transposition des paroles la voix du narrateur ; le discours indirect libre, tel que Flaubert excelle à l'utiliser, est le moyen d'intégrer la parole des personnages au sein du récit, selon un principe de montage qui met en avant certains traits de cette parole à travers le filtre, potentiellement ironique, de la voix surplombante de l'auteur.
Car le partage des voix qu'est le dialogue est aussi bien souvent, dans le cas du roman, intrication des voix. Il ne se limite donc pas à la transplantation de paroles rapportées. La notion de dialogue, au sens strict, peut alors être étendue et déplacée par la notion de dialogisme établie par Mikhaïl Bakhtine à partir de l'œuvre de Dostoïevski (La Poétique de Dostoïevski, 1963). Au modèle du roman monologique (ceux de Tolstoï, par exemple), dans lequel la parole des personnages est toujours assujettie au discours de l'auteur, Bakhtine voit dans le roman dostoïevskien, renouant avec une tradition carnavalesque plus ancienne, le modèle par excellence d'un roman polyphonique. L'auteur n'y asservit pas le discours des personnages à sa propre position de surplomb, mais construit[...]
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Écrit par
- Christophe TRIAU : professeur en études théâtrales à l'université Paris-Nanterre, unité de recherche HAR - Histoire des arts et des représentations
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