ESTHÉTIQUE Esthétique et philosophie
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Esthétique : le mot est assez neuf, et l'institution l'est plus encore ; la première revue d'esthétique, la Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft, a été lancée en 1904, et en France la première chaire d'esthétique a été créée en 1921, à la Sorbonne, pour Victor Basch. Et pourtant la tâche que l'esthétique comme discipline prend en charge est aussi vieille que la pensée. D. Charles le montrera en esquissant une histoire de la pensée esthétique qui se constitue bien avant que la discipline ne soit officiellement instaurée. Cette tâche, c'est de s'interroger sur la beauté, et sur le lieu où elle se produit, où elle est produite, qui est principalement l'art. L'étymologie du mot nous le dit, en nous ramenant à la vieille source grecque : ἀισθητ́ον, c'est le sensible ; car ce qui est beau, c'est proprement une chose, et non une idée : un objet sensible, qui s'offre à la connaissance sensible. On sait donc ce qu'est l'esthétique, on l'a su avant de l'avoir nommée. On le sait assez pour discuter de ce qu'elle doit être ; et depuis le début du xxe siècle, les débats ont été fort vifs, bien que toujours académiques : à chacun son esthétique. Je voudrais montrer ici l'intérêt des recherches et la vanité des débats ; si l'on distingue – et il le faut bien –, que ce soit pour unir. Car l'esthétique est aujourd'hui un nom commun pour des disciplines, ou si l'on veut des approches, fort diverses ; aucune d'entre elles ne peut revendiquer un monopole, et le véritable esthéticien serait celui qui les maîtriserait toutes.
Le premier problème, encore préalable, est celui-ci : où classer l'esthétique ? Dans la philosophie ou dans la science ? On l'a généralement résolu en ménageant les susceptibilités. La revue allemande s'appelle « Revue d'esthétique et de science générale de l'art » (aux États-Unis, où les critiques sont plus puissants que les philosophes, la revue homologue s'appelle « Revue d'esthétique et de critique d'art »). Au vrai, ce problème nous paraît aujourd'hui aussi faux que sa solution. Il était posé par l'avènement de la pensée positiviste, qui se croyait tenue de discréditer la philosophie pour célébrer la science. Mais le positivisme ne concevait que deux modèles de la science : les sciences formelles et les sciences de la nature. Aujourd'hui on est moins intransigeant : on accorde la dignité de science à tout discours rigoureux et fécond. Et ce que l'on oppose à la science, c'est le bavardage ou la rhétorique – par exemple de cette critique d'art qui sévit dans les journaux, alors que la véritable critique est une esthétique appliquée –, ce n'est pas la philosophie. Car celle-ci est partout, et peu importe qu'on la discrédite en l'appelant idéologie : au commencement, sous la forme d'options et de présupposés méthodologiques qui font démarrer la recherche ; à la fin, parce que la réflexion veut approfondir, pour le fonder, ce qui a été entrepris. Ce texte même est philosophique, puisqu'au lieu de « faire » de l'esthétique il tente de « dire » ce qu'elle est : l'épistémologie est philosophie ; et il s'achèvera sur l'énoncé de problèmes non plus épistémologiques, mais ontologiques, que l'esthétique, si elle se réfléchit, est acculée à se poser.
L'objet de l'esthétique
Science ou philosophie, l'esthétique ne peut tenir un discours qui lui soit propre et qui soit cohérent que si elle se donne un objet déterminé. Un objet, cela signifie ici à la fois une intention et un domaine. Autrement dit, ce qui détermine l'objet, c'est la méthode qui se propose de le saisir. Les sciences nous l'apprennent tous les jours : le microbe n'est devenu objet de science que lorsque le microscope a été inventé. Mais le microbe n'a pas attendu Pasteur pour exister : de l'inévitable solidarité du domaine et de la méthode, du dit et du dire, il ne faut pas conclure, comme le fait volontiers un certain idéalisme, que le savoir est à lui-même son propre objet ; cela n'est vrai, à la rigueur, que pour les sciences formelles, si elles peuvent liquider toute signification référentielle. La méthode oriente un certain regard sur l'objet, elle ne constitue pas totalement cet objet, elle est elle-même appelée par lui, tel qu'il se révèle d'abord à une connaissance naïve.
Quel est donc l'objet propre de l'esthétique ? Le beau. Mais quoi ? L'idée du beau ? L'esthétique ne peut-elle être que le développement de la philosophie platonicienne ? Un autre philosophe nous avertit que le beau est une idée sinon creuse, du moins inaccessible, et que nous n'avons jamais affaire qu'à des choses belles ; Kant ne nous autorise même pas à dire : les tulipes sont belles, mais seulement : cette tulipe est belle. Beau, c'est un prédicat qui qualifie les objets offerts à la perception. Ces objets n'exercent l'entendement qu'en sollicitant d'abord la subjectivité. D'où le piège toujours tendu à l'esthétique ; car la sensibilité est subjective, rebelle au discours logique, impuissante à se justifier : l'esthétique doit toujours se défendre contre la tentation du pathos dans lequel sombre trop souvent une certaine critique.
Une théorie de l'art
Mais où trouver l'objet esthétique, cet objet que le goût juge beau ? Dans la nature, et dans l'art. L'esthétique sera le plus souvent une théorie de l'art, Kunstlehre ou Kunstwissenschaft. Elle a ses raisons pour privilégier l'art : il propose à son investigation des objets qui visent expressément à plaire (même si c'est en déplaisant), et dont la production pose autant de problèmes que la consommation ; des objets aussi qui sont en quelque sorte mieux déterminés, plus consistants, plus stables – traditionnellement au moins, car l'idée de l' œuvre comme achevée et parfaite est aujourd'hui remise en question. Tandis que la tulipe kantienne bientôt se fane ; et un paysage, d'où est-il beau ? Le monument nous propose au moins un itinéraire, autour de lui, et en lui ; mais le site, s'il n'est pas ordonné au monument ? Cependant l'esthétique ne peut oublier la nature. D'abord parce que l'art lui-même ne l'oublie pas, et garde avec elle une double relation. D'une part, il lui arrive de s'en inspirer, voire de la dire à sa façon, même quand il renonce à l'imiter ; écoutez par exemple Mondrian : « Par l'émotion constante du beau, les sensations se sont épurées et approfondies ; l'homme atteint alors une vision beaucoup plus profonde de la réalité sensible. » D'autre part, l'œuvre créée par l'art a, comme le dit Kant, l'apparence de la nature : sa présence insistante, son épaisseur rugueuse, sa profondeur obscure ; ce noyau d'illisibilité que Blanchot décèle au cœur des grandes œuvres, il tient à ce qu'il y a de nature en elles. Ensuite, parce que la beauté libre des choses que l'art n'a pas préméditée pose peut-être à la pensée philosophique les problèmes les plus profonds, devant lesquels l'esthétique ne doit pas se dérober.
Une première question nous arrête ici : si l'esthétique porte préférentiellement son attention sur l'art, puisque l'art est une praxis, ne va-t-elle pas être tentée de contrôler cette praxis ? Si elle parvient à définir le beau, ne va-t-elle pas imposer sa définition aux artistes ? Ne va-t-elle pas être normative autant que descriptive ? De fait elle l'a souvent été. Pour de mauvaises raisons parfois, si le dogmatisme procède de l'esprit d'autorité des critiques, de la docilité du public qui s'en remet aux experts, ou de l'inertie des artistes qui restent fidèles aux valeurs sûres et rentables d'une tradition. Pour de meilleures raisons aussi, s'il est vrai que, comme le dit Kant, le jugement de goût ne peut être qu'il ne revendique l'universalité. Pourtant cette revendication n'implique nullement un dogmatisme, puisque le jugement ne porte que sur un objet, et non sur un concept ou une règle. Affirmer la beauté, chaque fois unique, d'un objet singulier, ce n'est pas se recommander d'un canon, ni en commander un. De fait, l'esthétique aujourd'hui a renoncé à être normative ; en quoi elle s'est séparée de la critique, et surtout de celle qui ne cherche pas au moins à justifier son jugement. Cela n'implique point que l'esthéticien renonce à exercer son jugement ou ignore celui des autres ; bien au contraire, la normativité spontanée du goût devient un objet de sa réflexion. Mais l'esthétique fait la théorie de la normativité sans être elle-même normative. Elle est descriptive.
Description et explication
Mais comment décrire ? Et d'abord, quoi ? Les produits de l'art, avons-nous dit. Les rechercher, les identifier, les classer, c'est la première tâche de l'histoire de l'art. Travail indispensable, surtout si l'on conçoit tout l'intérêt que présente l'élargissement indéfini dans l'espace et dans le temps du « Musée imaginaire », ne fût-ce que pour former le goût et pour décourager le dogmatisme. Mais cette tâche pose déjà des problèmes : il est difficile de circonscrire le domaine de l'art, surtout lorsqu'il n'a pas encore pris conscience de lui-même. Quel sort faire aux arts sauvages, à des arts qui ne se savaient ni ne se voulaient arts, alors que déjà sans doute l'homme était sensible à la beauté ? Pareillement aux arts dits mineurs, et aujourd'hui au non-art ou à l'anti-art ? Les décisions ici engagent déjà une philosophie : assignerons-nous à l'art toutes les œuvres que nous avons transportées dans nos musées parce qu'elles éveillent notre curiosité et notre plaisir, même si nous savons qu'elles ont été produites pour d'autres fins ? Davantage, en prenant conscience de la métamorphose, comme dit Malraux, que nous faisons subir à ces œuvres, nous en venons à nous interroger sur le destin que nous faisons aux arts contemporains : nos institutions, nos attitudes leur rendent-elles justice ? Ne sont-elles pas contraignantes, même sans le vouloir, à l'égard des artistes ? On voit déjà que l'histoire ne peut être seulement chronologie, ou l'esthétique seulement description.
Car on ne peut décrire sans expliquer, sans analyser, mais aussi sans insérer l'objet dans la culture qui le produit, l'utilise et le consacre. Dans son contexte historique, pour sa création, comme pour sa réception, l'objet est à la fois déterminé et déterminant : on voit ici pointer l'anthropologie et la sociologie de l'art. Mais poursuivons un instant la problématique de l'histoire. De quoi y a-t-il histoire ? Des œuvres, bien sûr, des circonstances de leur production et de leur diffusion ; mais ce n'est encore là que petite histoire : biographie, qui n'a de poids qu'en se lestant de psychologie. L'histoire véritable se propose d'observer les changements, les mutations qui se produisent dans les domaines où ils sont en même temps intelligibles. Car une histoire est ouverte par des décisions « historiques » – par exemple des gestes créateurs ou des œuvres elles-mêmes créatrices, c'est-à-dire grosses d'un certain avenir – qui sont en soi fortuites et imprévisibles pour ce qu'elles introduisent la discontinuité et la nouveauté ; mais, une fois reconnue l'historicité de l'invention, il faut restaurer l'intelligibilité de l'histoire. Ce qu'elle établit, c'est, dans la synchronie, la relation multiple et équivoque de l'invention aux systèmes qu'elle « déconstruit » pour reconstruire, de l'œuvre au milieu social où elle se produit ; dans la diachronie, c'est la continuité qui sous-tend la discontinuité soit d'un genre, soit d'une technique, soit d'un style, c'est-à-dire d'institutions dont le devenir comporte une certaine logique interne ; c'est aussi la continuité du milieu dont le devenir est toujours lui-même exposé à l'irruption de la contingence. En sorte que l'histoire n'est jamais simple, ni facile.
L'expérience esthétique
Une autre question surgit aussitôt : si l'objet esthétique est lié à une culture et à l'histoire, c'est parce qu'il est lié d'abord au sujet. Un sujet qui est lui-même historique, porteur et agent d'une culture, mais qui est aussi un sujet individuel ; disons : un sujet psychologique, car c'est ainsi que l'esthétique, avant l'avènement de la phénoménologie, puis des philosophies du système, l'a conçu et désigné (et on voit ici encore que l'esthétique met en jeu une philosophie, au moins comme épistémologie). L'objet esthétique en effet est solidaire de l'expérience esthétique qui le reconnaît et le consacre, qui le promeut à l'existence qu'il requiert, car cet objet n'existe vraiment que dans l'épiphanie du sensible, grâce à une perception droite : qu'est-ce qu'une musique qui ne serait pas entendue, une peinture qui ne serait pas « broutée par l'œil », comme dit Klee ? Encore faut-il que cet objet se propose à la perception, et pour cela qu'il ait été produit : il est l'œuvre d'un homme qui par lui s'adresse à d'autres hommes. L'objet renvoie donc ici au sujet, et plus précisément à deux sujets, le créateur et le récepteur. Dès lors la dichotomie objet-sujet, qui s'impose aisément à la réflexion, engage l'esthétique sur deux voies : celle d'une esthétique subjectiviste et celle d'une esthétique objectiviste. Mais celles-ci ne cessent de s'entrecroiser : les deux entreprises sont bien plus complémentaires que divergentes. Et cette complémentarité est peut-être leur sens profond : l'expérience esthétique ne serait-elle pas le rappel d'une situation ontologique originaire où le sujet et l'objet étaient non pas inséparables, mais confondus ? En deçà de la corrélation, elle témoigne d'une unité première que l'art s'efforcerait à la fois de ressouder et de dire.
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Écrit par
- Mikel DUFRENNE : ancien professeur à l'université de Paris-X
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