ALQUIÉ FERDINAND (1906-1985)
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Né à Carcassonne, Ferdinand Alquié avait gravi tous les échelons de la carrière universitaire ; ayant commencé comme maître d'internat, il devait devenir professeur à la Sorbonne puis membre de l'Institut. Son œuvre, très importante, relève à la fois de la philosophie et de l'histoire de la philosophie, celle-ci éclairant celle-là et réciproquement. En ce sens, rien n'est plus instructif qu'une lecture parallèle de ses deux thèses de doctorat (1950), La Nostalgie de l'Être et La Découverte métaphysique de l'homme chez Descartes, ce penseur dont l'itinéraire analytique est le reflet de ce qui constitue l'essence même de toute réflexion philosophique authentique. Pour Alquié, en effet, il existe une démarche éternelle et universelle qui se retrouve chez tous les philosophes dignes de ce nom ; c'est pourquoi, contrairement à ce que pensait Bergson, il est très éclairant d'étudier les recherches d'un penseur à partir de celles d'un autre.
Loin de vouloir ressusciter quelque dogmatique « philosophie éternelle », Alquié a voulu lire, surtout dans Platon, Descartes et Kant, ce qui nous permet de penser notre condition, mais non pas d'en sortir. Notre existence est ce tout au long de quoi nous faisons l'expérience de notre non-coïncidence avec l'Absolu sur le fond duquel cette expérience se détache. C'est pourquoi il faut dire que « la philosophie commence toujours par être conscience de la transcendance » et qu'elle implique une nostalgie de l'être sous-tendue par un rationalisme critique nous préservant de traiter l'être comme un objet. Une telle conscience de la transcendance suppose donc une autre expérience fondamentale complémentaire : celle de la séparation, qui ne peut être ni dépassée ni apaisée par la pensée. Essence et non accident de laconscience, la séparation ne saurait être mise entre parenthèses sans entraîner la perte même de cette conscience.
Deux conséquences essentielles résultent de ce point de départ. Tout d'abord, il importe de ne pas confondre l'Être avec l'objet et de ne pas réduire celui-là à celui-ci. L'Être est conçu mais non compris ; c'est pourquoi le mystère de l'existence ne saurait être ramené à un problème que la science ou un système dialectique prétendraient pouvoir résoudre. C'est pourtant là ce que bien des philosophes ont voulu faire en élaborant des synthèses générales du Savoir dans lesquelles ils voulurent faire entrer aussi bien les conquêtes de la science que les ravissements de l'art ou la vie religieuse. Les idéalistes allemands, par exemple, prétendirent parvenir à la pensée authentique de l'Être, découvrir l'unité où sujet et objet coïncident, ou atteindre le Savoir absolu en découvrant la voie de l'Être, c'est-à-dire celle qui mène vers lui et celle qui est suivie par lui. Pour paradoxale que la chose puisse paraître, les perspectives réductionnistes de type positiviste se situent dans le prolongement des dialectiques totalisantes dans la mesure où elles font de l'être un objet qu'elles définissent par des mesures, des analyses et des synthèses finalement intégrées dans des systématisations déductives. Ainsi procédèrent les scientismes ; ainsi font aujourd'hui les structuralismes, qui, après avoir dissous le sujet dans l'objet, se croient autorisés à en conclure qu'il n'y a ni personne ni sujet, mais seulement des lieux où se croisent des structures naturelles.
La seconde conséquence qui découle de la philosophie d'Alquié est que, puisque l'histoire de la philosophie manifeste l'éternité d'un rappel à l'Être, il ne saurait être question ni de faire d'une philosophie le simple produit du contexte historique dans lequel elle est apparue, ni de parler d'un progrès en histoire de la philosophie. La soumission à l'histoire est un refus de la philosophie qui marque la fin du respect que nous devons à tout homme, un aveuglement qui s'interdit de juger l'histoire, puisqu'il déifie le cours des choses pour le justifier, et un mépris fondamental qui ne voit dans le passé que ce qui est dépassé. Si le philosophe doit toujours recommencer dans le temps, ce n'est nullement parce qu'il est voué à une répétition stérile, mais parce que, dans un tel recommencement, se trouve la seule façon offerte à l'homme de manifester l'éternel auquel il appartient. À ce sujet, il faut lire les pages toniques de Signification de la philosophie où, loin des modes qui se démodent, et tournant résolument le dos aux terminologies de regonflage, Alquié donne à redécouvrir la tâche éternelle du philosophe. Aujourd'hui, beaucoup ont pour premier souci de « déconstruire » et de manifester leur « créativité » dans des systèmes fracassants dont ils se croient dispensés de justifier les prémisses, mais qui deviendront la fable de demain, comme le disait déjà Johann Georg Hamann. Au contraire, Alquié tenait à rappeler ce qu'il devait aux philosophes chez qui il avait trouvé une lumière toute différente de ces « éclairs » surgis des feux d'artifice tirés par ceux que Nietzsche appelait « les Cagliostro de la philosophie ». Si Alquié parle de la raison, il ne le fait pas à la manière des rationalistes du xviiie siècle, ni à la façon des positivistes ; le rationalisme dont il se fait le défenseur est un rationalisme critique qui se détourne à la fois de ceux qui vaticinent et de ceux qui baptisent « synthèses » les pires confusionnismes. Cette raison critique permet à Alquié d'éclairer tout d'abord ce qu'il est convenu d'appeler la vie psychologique, dont relèvent le désir, la passion et l'affectivité. Elle projette ensuite une vive lumière sur la création artistique et, à ce sujet, la Philosophie du surréalisme confère à ce mouvement une portée qui n'est pas explicitement la sienne, mais qu'il est possible d'y lire. Elle pénètre enfin au cœur des œuvres des grands philosophes, à commencer par celles de Descartes, pour qui Alquié avait une grande admiration et dont il a renouvelé l'approche.
Alquié montre que Descartes est parti de la science à laquelle il a demandé la solution de tous les problèmes, puis qu'il a découvert que celle-ci ne pouvait être pensée qu'à partir de ses conditions métaphysiques. Dans cette évolution de la réflexion cartésienne, la théorie des vérités éternelles a marqué un virage décisif en proclamant que les vérités ne sont pas par soi ni en soi, mais qu'elles ne sont telles que par Dieu, qui fait la vérité. L'homme n'est donc pas créateur des valeurs, il dépend de la transcendance de l'Être. Descartes a bien vu que la compréhension de l'objet ne permettait pas d'accéder à la connaissance de Dieu, dont l'homme est séparé. Une telle démarche peut être rapprochée de celle de Kant, qui précise que le comprendre doit être rigoureusement distingué du connaître et que nous ne saurions avoir d'expérience de l'Absolu. En s'élevant de l'expérience à ses conditions, Kant a rejoint Descartes s'élevant des vérités scientifiques au Dieu qui les crée ; ainsi « l'éternelle vérité du cartésianisme se retrouve chez Kant ».
Ceux que l'on devait appeler les « cartésiens » ne furent guère fidèles à une telle sagesse critique. Si Malebranche a bien transmis des conceptions cartésiennes, il a eu la prétention de saisir les desseins de Dieu et d'affirmer que nous pouvons découvrir les règles de la conduite du Créateur en observant la nature. Dès lors, Malebranche demande à la raison physicienne l'explication des mystères, Dieu finissant par être plus admirable dans ce que nous en révèlent la physique et la biologie que dans ce que nous en disent les Écritures. Infidèle à Descartes, Malebranche ouvrait ainsi la porte au naturalisme, ce qui explique que les œuvres de ce père de l'Oratoire devinrent les livres de chevet des déistes et des athées du xviiie siècle.
Quant à Spinoza, Alquié nous montre non seulement qu'il n'est pas spinoziste, mais qu'un philosophe ne peut être spinoziste ; la vision spinoziste du monde conduit, en effet, à des impasses qui éliminent le vécu et, implicitement, l'homme lui-même. Spinoza croit triompher du vécu grâce au pensé ; en réalité, il s'en détourne après avoir décidé de l'ignorer. L'expérience de l'éternité, que Spinoza met au centre de sa doctrine, ne peut être ni pensée ni vécue. Spinoza prétend nous imposer une sagesse qui n'est autre que celle de Dieu.
Le criticisme de Ferdinand Alquié corrode tous les absolutismes à la pierre de touche de l'Absolu et nous invite à comprendre que la raison situe l'homme entre l'objet qu'il-comprend et l'Être auquel il ne peut accéder. Philosophie du tragique, qui ne dégénère jamais en lyrisme doloriste, cette philosophie de la lucidité met l'homme à sa vraie place, c'est-à-dire entre la Nature qu'il pense et Dieu auquel il pense, car « le monde n'est pas l'Être, mais le signe de l'Être ».
Bibliographie
Œuvres de Ferdinand Alquié
Le Désir d'éternité, P.U.F., Paris, 1943 ; La Nostalgie de l'Être, ibid., 1950 ; Philosophie du surréalisme, Flammarion, Paris, 1955 ; L'Expérience, P.U.F., 1957 ; Solitude de la raison, Terrain vague, Paris, 1967 ; Signification de la philosophie, Hachette, Paris, 1971 ; La Conscience affective, Vrin, Paris, 1979. La Découverte métaphysique de l'homme chez Descartes, P.U.F., 1950 ; La Critique kantienne de la métaphysique, ibid., 1968 ; Le Cartésianisme de Malebranche, Vrin, 1974 ; Le Rationalisme de Spinoza, P.U.F., 1981 ; Études cartésiennes, 1983.
F. Alquié a édité les Œuvres philosophiques de Descartes, 3 volumes, Garnier, Paris, 1963-1973, et les Œuvres philosophiques de Kant, 3 volumes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980.
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Écrit par
- Jean BRUN : agrégé de l'Université, docteur ès lettres, professeur de philosophie à l'université de Dijon
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