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GRASS GÜNTER (1927-2015)

L'amour des histoires

Ces brèves allusions ne sauraient donner une idée du perpétuel jaillissement imaginatif qui prête vie aux thèses de Grass. L'union constante du parodique et de l'horrible, servie par une saisissante truculence verbale, suggère un rapprochement avec Céline, mais un Céline sans amertume. Si, pour Nietzsche, il est des écrivains, comme Flaubert, qui écrivent par dégoût de la vie, et d'autres par amour de la vie, Grass est indiscutablement du nombre de ces derniers. Chez lui, la paresse même est une activité : « Il faut toujours que je fasse quelque chose : tailler des mots, couper des herbes » et, à la limite, « ne rien faire, mais attentivement ». L'écrivain Grass se jette sur le langage avec la même voracité que ses personnages sur les femmes ou la nourriture (ne s'avoue-t-il pas personnellement excellent cuisinier, grand spécialiste du gigot d'agneau aux lentilles ?). Mais tous les genres ne lui conviennent pas également. Ses poèmes, construits souvent, de son propre aveu, sur le dialogue, appellent parfois la transposition théâtrale (ainsi La Crue) ; et, à son tour, une idée théâtrale peut trouver un accomplissement supérieur dans l'œuvre romanesque (ainsi la seconde partie d'Anesthésie locale). D'abord influencé par le théâtre de l'absurde, Grass s'est engagé ensuite dans les voies de la dénonciation politique avec Les plébéiens répètent l'insurrection, critique de l'attitude brechtienne lors des événements sanglants du 17 juin 1953 ; mais on lui reproche un sens insuffisant de la progression dramatique. Inventeur de scènes, de situations plus que d'intrigues, il est certes beaucoup plus à l'aise dans la fluidité de la temporalité romanesque, dans ce genre narratif protéiforme qu'est devenu le roman des grands créateurs modernes.

Günter Grass - crédits : U. Hesse/ AKG

Günter Grass

La force de Grass repose d'abord sur l'intensité hallucinatoire de la vision, qu'il s'agisse d'anguilles grouillant dans la tête d'un cheval mort ou de la prise de Berlin par les Russes, racontée comme une formidable traque du chien Prinz, ex-chien du Führer. Seul le fantastique peut rendre compte de la démence du réel : « La satire, la légende, la parabole, l'histoire de fantômes, bref, tout ce qu'une simplification abusive baptise aujourd'hui « surréalisme » sert cette réalité et en fait partie. » Dans ce monde entièrement animé, les objets deviennent des éléments indispensables (« un homme sans album de photos, c'est comme un cercueil sans couvercle »), les animaux parlent (les rats Perle et Strich dans La Crue) et occupent le devant de la scène, comme dans le Journal d'un escargot, ou Les Années de chien, un enfant bloque sa croissance à trois ans et, en jouant du tambour, transforme une parade nazie en démonstration de charleston. Et tout est charrié par un déluge verbal où l'ellipse, le jeu de mots, la poésie populaire, la comptine, le bulletin météorologique, le slogan nazi, la phraséologie communiste, le jargon philosophique, le style biblique, les mots forgés, la rhétorique hitlérienne, les patois, le babil enfantin, l'obscénité de bordel, l'argot des bas-fonds, les formules schillériennes se combinent avec une virtuosité inouïe. Grass peut dès lors se moquer de ceux qui lui reprocheraient de trop bien respecter la chronologie et d'ignorer les expérimentations d'avant-garde. À ceux-là, il répond d'avance par la bouche d'Oscar, le héros du Tambour : « On peut commencer une histoire par le milieu, puis, d'une démarche hardie, embrouiller le début et la fin. On peut adopter le genre moderne, effacer les époques et les distances et proclamer ensuite, ou laisser proclamer qu'on a résolu enfin le problème espace-temps. On peut aussi déclarer d'emblée que de nos jours il est impossible d'écrire[...]

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Günter Grass - crédits : U. Hesse/ AKG

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