GRASS GÜNTER (1927-2015)
Construire la concertation, déconstruire les dissertations
Bien éloigné des stéréotypes de la littérature engagée, Grass semble écrire sous le coup de l'indignation morale. Écrivain dans la cité, il ne veut pas se tenir à l'écart de l'action politique, mais il y apporte sa grande méfiance envers les théories, son sens du concret et sa vision de l'individuel. Ainsi en allait-il dès Le Tambour. « Les personnages qui entourent [Oscar] Matzerath sont pour la plupart des petits-bourgeois et, à leur façon, dans leur cadre grotesque, tous des originaux. » Les idéologies apparaissent à la fin des Années de chien comme autant d'épouvantails ; Hegel l'inquiète, Heidegger donne lieu à des parodies bouffonnes qui comptent parmi ses morceaux de bravoure, l'intelligentsia est la cible favorite d'un regard critique qui ne veut épargner aucun faux-semblant. Même si une remarque telle que : « Plus l'intelligence est grande, plus sa bêtise célèbre d'orgies dévastatrices. » prend une résonance accusatrice depuis l'aveu des propres errements de l'écrivain, longtemps dissimulés. Cela n'annule pas pour autant la sincérité de son engagement dans le parti socialiste allemand, engagement longtemps dynamisé par son amitié pour le chancelier Willy Brandt : « Je suis social-démocrate parce que pour moi le socialisme ne vaut rien sans la démocratie et parce qu'une démocratie non sociale n'en est pas une. » Dans cette période, même s'il jette le poids de sa célébrité dans le combat électoral, Günter Grass pense que l'artiste doit rester un marginal pour sauvegarder son indépendance créatrice ; pourtant, son inspiration littéraire connaît des périodes de tarissement. On lui a reproché, en particulier à la parution des Enfants par la tête, de se laisser aller à une virtuosité gratuite. Il lui arrive alors de cesser temporairement d'écrire, comme durant la période 1980-1982, où il cherche à se ressourcer dans son activité d'artiste plasticien, qu'on ne saurait entièrement séparer de son travail d'écrivain. Grass, qui n'a jamais été séduit par le non-figuratif, est en effet un brillant artiste animalier qui s'exprime par le dessin, la gravure, la lithographie. La vocation de sculpteur qui marqua ses débuts n'a toutefois pas pu s'affirmer au même degré : de l'aveu de Grass, elle implique un engagement trop exigeant pour supporter la cohabitation avec l'activité également prenante de l'écriture. Par contre, sur ses manuscrits, le texte s'accompagne souvent d'images qui viennent nourrir l'inspiration dans un chassé-croisé permanent entre les deux disciplines qui se fécondent mutuellement. C'est d'ailleurs, peut-être, par le dessin qu'il arrive le mieux à assumer l'expérience dérangeante de la misère indienne.
Il n'est pas possible d'analyser en détail Le Turbot, qui constitue, à travers neuf vies successives, une sorte d'histoire des rapports entre l'homme et la femme depuis l'âge des cavernes, histoire où la dimension culinaire joue un rôle majeur ; ou La Rate, où s'imposent les préoccupations écologiques. On insistera cependant, dans la production de la maturité, sur la réussite d'Une rencontre en Westphalie : dans ce texte situé à l'époque de la guerre de Trente Ans, un groupe de poètes allemands, qu'on a pu rapprocher du Groupe 47, analysent leur situation dans une atmosphère bien digne de l'illustre Grimmelshausen qui y fait une apparition mémorable. Grass ne retrouve pourtant pas toujours la force exceptionnelle que la dénonciation du nazisme avait donnée aux premières œuvres de sa « Trilogie de Dantzig ». Ses derniers ouvrages témoignent d'une ambition inégale : Mon siècle (1999) évoque en cent petites saynètes,[...]
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Écrit par
- Julien HERVIER : professeur honoraire
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Média
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