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ISLAM (La civilisation islamique) Islam et politique

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L'islam, on l'a dit souvent, est tout ensemble religion et communauté. Tel il s'éprouve et se veut lui-même. Communauté de foi et de témoignage de foi, à coup sûr, centrée sur ces « piliers de l'islam » que sont les actes cultuels impérés au croyant, mais en même temps communauté de vie, et code de vie. Les prières prescrites, l'aumône légale, le jeûne du mois de ramaḍān, le pèlerinage à La Mekke sont des obligations individuelles, mais qui revêtent une valeur sociale. Elles sont comme « le blason de l'islam », les rites constitutifs de la communauté musulmane. Elles sont les temps forts d'un « vouloir vivre ensemble » (Louis Massignon) qui s'étendra de proche en proche aux relations familiales, sociales, politiques.

« Vous êtes la communauté la meilleure qui ait surgi parmi les hommes ; vous commandez le bien, vous interdisez le mal, vous croyez en Dieu » (Coran, iii, 110). Le domaine de l'agir humain sera référé à des valeurs de base reçues comme révélées par Dieu (le texte coranique) ou par le Prophète (l'ensemble des ḥadīth ou sunna). À côté des croyances de foi et des obligations cultuelles (‘aqā'id et ‘ibādāt), l' enseignement coranique et traditionnel esquisse les principes généraux des règles morales (akhlāq) et des relations humaines (mu‘āmalāt) qui doivent régir la cité des hommes. Les ‘aqā'id et les ‘ibādāt sont intangibles, données une fois pour toutes ; mais des penseurs aussi officiellement reconnus que Ghazālī (xie s.) ou Ibn Taymiyya (xive s.) enseigneront que les règles morales, tout en obéissant à des normes scripturairement définies, doivent s'élucider et s'appliquer compte tenu de leur contexte existentiel ; cependant que les mu‘āmalāt, règles éthico-sociales des « relations humaines », restent, jusqu'en leur thématique, dépendantes des temps et des lieux.

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On rencontre ainsi, dans les élaborations les plus classiques, comme une double perspective. Tout d'abord s'affirme une certaine fusion du spirituel et du temporel propre à l'Islam, qui tend à dessiner les cadres d'une cité musulmane idéale. On l'appellerait volontiers, selon une expression de Jacques Maritain, un idéal « historique concret », asymptotiquement poursuivi, et qui colora au cours des siècles un type (ou certains types) de culture, de civilisation, d'humanisme. En second lieu, cependant, à l'intérieur de cette fusion spirituel-temporel apparaît, dans la mise en place traditionnelle des données coraniques elles-mêmes, comme un principe dynamique d'élaboration du droit privé et public : puisque les règles de l'agir humain et des relations humaines requièrent, jusqu'en l'intention du législateur (Dieu), une élucidation jamais achevée.

Des divergences de statut juridique, social et politique, peuvent dès lors être assumées par un appel plus large à l'unité. C'est le problème bien connu du « régionalisme » (iqlīmiyya) de l'Islam. À maintes reprises, dans le passé et le présent, ces divergences se durcirent en oppositions et luttes, parfois sanglantes. Et telle est « la grande fitna », « la grande épreuve », à laquelle peuvent être soumises la foi du croyant et la vie de la communauté. Elle ne saurait cependant remettre en cause la vocation à une cité temporelle où seraient observés « les droits de Dieu et des hommes » (ḥuqūq Allāh wa ḥuqūq al-ādamiyyīn) prescrits par le Coran, cité temporelle qui doit, qui devrait être « le monde de la justice », synonyme du « monde de l'Islam ».

De telles vues théoriques furent dominantes dans les écrits des juristes et des théologiens au temps des apogées.

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Quel fut leur impact sur la réalité historique concrète ? Après un temps d'ankylose, le réveil actuel des pays musulmans entend-il s'en inspirer, et dans quelle mesure, ou au contraire cherche-t-il à se mettre à l'école des États ou des nations modernes ? En effet, le réformisme contemporain n'est pas un moment dépassé de la culture musulmane en rénovation, il en est seulement une période. Et il attend d'être continué, non point selon un littéralisme étroit – comme, par exemple, celui des tendances intégristes – mais selon une dialectique de mutation endogène.

Dans la première partie de cette étude, on s'efforcera de cerner les cadres très généraux de cette cité musulmane idéale, à laquelle des « réformateurs » contemporains, aussi bien que les auteurs de l'âge classique, ne cessent de se référer. Une deuxième partie sera consacrée aux réalisations historiques, et une troisième aux problèmes actuels.

On ne devra pas oublier, au cours de ces analyses, ce qu'ont d'original les éléments de philosophie politique dont l'islam se réclame. D'une part, ils ne recoupent point la distinction hiérarchisée du spirituel et du temporel au sens chrétien, et point davantage leur rupture au sens moderne, de Rousseau par exemple : car la « Loi révélée » (shar‘) intègre des valeurs que le christianisme appellerait temporelles. D'autre part, il est vrai, l'inspiration foncière de cette philosophie politique semblerait la rapprocher de la « nomocratie » biblique. Mais les influences qu'elle reçut sans cesse des droits coutumiers et les modes d'application divers que lui imposèrent les nécessités de l'histoire l'orientèrent et l'orientent encore vers des réalisations souples et complexes où, comme le note Rashīd Riḍā, ce qui a trait à « l' organisation administrative, juridique, politique, financière » ne relève plus directement du domaine religieux : dans la mesure précise où cette organisation ne saurait être prévue par des textes « révélés ».

L'idéal de la cité musulmane

Vocation à l'unité

Au sein du « monde de l'islam », les ethnies, les langues, les cultures sont diverses, allant parfois jusqu'à l'opposition. Une unité difficile à décrire s'y maintient cependant, un comportement commun dans la vie quotidienne même, qui fera qu'un musulman, d'où qu'il vienne, ne sera jamais tout à fait étranger en terre d'Islam. Ainsi, fort différents sont l'islam arabe sunnite et l'islam shī‘ite iranien. La spécificité séculaire du peuple iranien, fier de son passé antéislamique, se colore d'une différenciation non moins marquée sur le double plan historique et dévotionnel des valeurs de foi. Cependant, par le recours commun au texte du Coran, par un unique enracinement en des notions et des faits proprement islamiques, sunnites et shī‘ites retrouvent, par-delà toutes les oppositions, la trame d'une subtile mais réelle consonance. Et c'est à la langue arabe que le persan emprunte la plupart de ses vocables religieux.

Quoi qu'il en soit des luttes politiques ou des émulations culturelles, voire religieuses, on peut dire que les peuples d'Islam partagent, dans leur affectivité profonde, la fierté d'appartenir à « la communauté la meilleure qui ait surgi parmi les hommes ». C'est la ummat al-nabī, « la nation du Prophète ». Un quasi-synonyme de umma est jamā‘a. L'un et l'autre mot peut se traduire par « communauté ». La racine de umma évoque umm, « mère », d'où l'idée d'origine commune ; la racine de jamā‘a souligne l'idée de réunion, d'assemblée. Si bien que umma se prend parfois au sens d'origine terrestre, peuple ou nation au sens moderne, très proche alors de qawmiyya (de qawm, « groupe »). Dans la psychologie musulmane cependant, umma connote presque toujours une origine assurée non (seulement) par le lieu ou le sang, mais par l'enracinement spirituel de la foi commune.

La Loi et ses applications

Toute société humaine a besoin de se référer à une organisation des pouvoirs législatif, judiciaire, exécutif. Qu'en fut-il en Islam ? « Le Coran, disait Louis Massignon, constitue essentiellement le code révélé d'un État supra-national ». Mais le terme d'« État » n'a pas ici son sens moderne et habituel. Ce serait un singulier contresens que de vouloir chercher dans le texte coranique même un type ne varietur de cité constituée une fois pour toutes en son organisation et ses rouages. Le Coran forme un ensemble indissociable d'affirmations de foi et de règles de vie politico-sociale. Il n'est point pour autant un code achevé de lois, un manuel politique ou théologique. Faut-il ajouter qu'il ne vise aucunement à fournir un tel ensemble ? Ce travail de « mise en lumière » (istinbāṭ) sera traditionnellement attribué en Islam aux notables et docteurs, « les gens qui délient et lient ».

Ce qui définit la umma, ce n'est pas d'abord un État politique unifié, mais un « vouloir vivre ensemble », conditionné par les règles morales et surtout les mu‘āmalāt coraniques, ces cadres donnés par le Livre aux « relations sociales ». On ne peut ici énumérer le contenu de ces règles, mais il ne serait pas très difficile de montrer que les exigences de la morale coranique et ses conséquences sociales sont en harmonie avec le Décalogue judéo-chrétien, et regroupent, par là, des principes de droit et de morale naturels. Il n'y a pas dans le Coran une promulgation globale des règles de l'agir. Mais si l'on se réfère au contenu essentiel des commandements bibliques, on le retrouve, à peu de chose près, épars au long des sūrates, plus précisément des surates médinoises.

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Ces règles exigeantes de l'agir humain sont donc reçues comme loi positive divine. Telle est, dans la philosophie politique de l'islam, la notion essentielle de « loi ». Les applications concrètes et casuelles qui en sont proposées au cours des âges relèvent d'un « dict » de la raison humaine, d'un jugement pratique qui décide de leur accord ou de leur désaccord avec les données de base. Ainsi doit se poursuivre l' ijtihād, l'effort de recherche personnelle à partir des textes scripturaires. Tout musulman qui en est capable y est appelé. Peuvent intervenir alors le « coup d'œil » personnel (ra'y) du prudens, le bien public (maṣlaḥa), et des législations extra-islamiques, codifiées ou non, le ‘urf. En fait, qu'il s'agisse du droit byzantin, du Talmud, des traditions persanes, ou de « coutumes » locales, nombreuses furent, dès le début de l'islam, les influences exercées par le ‘urf. Il ne s'agit pas, dans l'exercice de l'ijtihād, d'un pouvoir législatif proprement dit – Dieu seul, ou par extension, le Prophète, mérite au sens fort le titre de « législateur » – mais d'une fonction éminente du pouvoir judiciaire appliquant à des cas nouveaux la Loi fondamentale, veillant du moins à ce que la solution de ces cas ne soit pas en contradiction avec elle. La Loi divine (shar‘) se prolonge et se concrétise en une sharī‘a, en une jurisprudence si l'on veut, qui est l'œuvre de la communauté.

C'est avec beaucoup de liberté que fut pratiqué aux premiers siècles l'ijtihād ainsi défini. Ceux qui l'exerçaient, les grands mujtahidūn, furent par là même les fondateurs des écoles juridiques reconnues. Certaines d'entre elles seront récusées par la suite. Mais, dès le iiie siècle de l'hégire sont constituées les quatre principales, qui se répartirent et continuent à se répartir l'ensemble de l'islam sunnite, très largement majoritaire. Chacune d'elles est caractérisée non seulement par une tradition jurisprudentielle, mais par une attitude d'esprit où se joignent des jugements théologiques sur les valeurs de foi et des vues politico-religieuses sur le rôle de l'homme dans la cité. La coexistence officiellement reconnue de ces quatre écoles, distinguées en général selon des aires géographiques et entremêlées parfois sur un même sol, n'en souligne pas moins leur commune ligne de force, leur recherche convergente d'une réalisation de la umma. Elles sont le témoin historique de la fonction d'ijtihād propre à la communauté ; elles en devinrent aussi comme les limites restrictives. Une fois mises en place, elles fermèrent « les portes de l'ijtihād ». Aux grands mujtahidūn du passé succédèrent les muftī, les prudentes, donneurs de « décisions juridiques » qui ne peuvent que s'inscrire respectivement dans la jurisprudence de chaque école. Et le qāḍī, à la fois juge au religieux et au civil et notaire, a pour rôle de dirimer les cas concrets, compte tenu de ces décisions.

Deux remarques s'imposent toutefois. D'une part, au contraire de l'islam sunnite, l'islam shī‘ite maintient le principe de libre recherche à partir des textes scripturaires ou des traditions de ses imāms : le titre de mujtahid reste particulièrement en honneur dans l'Iran contemporain. D'autre part, l'une des revendications majeures du mouvement réformiste actuel, en sunnisme comme en shī‘isme, est « la réouverture des portes de l'ijtihād » ; et l'on réclame souvent une réunification des écoles juridiques, dans une libre adaptation des principes de base aux exigences de l'heure.

« Ijmā‘ » et « commanderie du bien »

Un double principe règle et garantit cette évolution : d'une part l'intangibilité des textes coraniques eux-mêmes, qu'il s'agit de comprendre, d'interpréter et d'appliquer, mais non point de remettre en cause ; d'autre part la note d'« inerrance » reconnue à la communauté comme telle. L'ijtihād est au service de la communauté en son destin terrestre et en son organisation temporelle ; et la communauté à son tour est la garantie de l'ijtihād. C'est elle seule qui peut discriminer l'ijtihād qui aboutit à une erreur – qui mérite cependant récompense, selon le ḥadīth (ou « parole » du Prophète), en raison de l'effort de recherche – et l'ijtihād « vrai », qui mérite une récompense double.

« Ma communauté, dit un autre ḥadīth, ne tombe pas – ou ne tombera pas – d'accord sur une erreur. » C'est le principe de l' ijmā‘, le consensus des croyants. Une école le limite à l'accord des compagnons de Muḥammad. Mais, pour la plupart des juristes, il est exprimé par les docteurs compétents de chaque époque. Il est « explicite », et considéré dès lors comme « irréformable », quand un corps de savants prend une décision unanime qu'aucune voix autorisée ne vient rompre ; il est « implicite » quand s'établissent, sur un point donné, des coutumes de fait, admises par l'ensemble des peuples d'Islam, mais que peut toujours contredire et corriger un ijmā‘ explicite.

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On comprend que des penseurs contemporains, tels l'Indien Muḥammad Iqbāl, inspirateur de l'actuel Pakistan, ou le Syrien Rashīd Riḍā, aient pu voir en l'ijmā‘ la figure d'une sorte de parlementarisme, qui s'appuierait non plus sur le seul nombre des voix, comme en Occident, mais sur la valeur qualitative d'un jugement pratique, décidant du bien-fondé ou de l'illégitimité d'une décision à prendre. En fait, cependant, jamais l'ijmā‘, au cours des siècles, ne put être valablement codifié ; telle est, note Louis Massignon, son « irrémédiable faiblesse ». À la réflexion, en effet, on saisit qu'il participe à la fois de l'absolu et de l'idéalité de la umma. Son domaine est aussi vaste que celui même de la vie musulmane ; il est habilité à expliciter, élucider et appliquer toutes les prescriptions coraniques ou traditionnelles, qu'il s'agisse de culte, de morale, de relations sociales ou politiques. Or, tout croyant qui en est capable peut et doit contribuer au consensus. Il suffit, en conséquence, d'une seule voix autorisée pour le rompre. Il est la décision de la communauté tout entière en ses représentants qualifiés. Et ces derniers ne sauraient être purement et simplement identifiés avec les hommes en charge. Toujours surgirent, au nom même de la communauté, des « réformateurs » qui en appelaient de la situation concrète à l'accord réel des croyants. Chaque siècle, est-il dit volontiers, a son réformateur.

Bien plus, c'est à tout musulman que revient en quelque sorte la charge de « commander le bien et interdire le mal ». Entendons : de lutter contre les abus et erreurs qui mettent en cause « les droits de Dieu et des hommes ». Ce sont les abus et erreurs patents qui doivent être ainsi pourchassés, non les fautes privées. Car « Dieu seul juge les cœurs », et ce serait une médisance grave que d'étaler au jour la faute cachée d'un croyant. Mais les fautes publiques, elles, relèvent de cette « commanderie du bien » (amr bi l-ma‘rūf), donc de la communauté tout entière, donc de chaque croyant. Plus d'une fois au cours de l'histoire, cette responsabilité à la fois collective et personnelle fut l'occasion – ou le prétexte – de révoltes contre l'autorité établie.

Les réformistes contemporains insistent volontiers sur le sens de la personne humaine, et de son rôle dans la cité, que véhiculent ces notions d'ijtihād, d'ijmā‘, de « commanderie du bien ». Ils y voient concrétisée l'égalité fraternelle proclamée par le Coran : « Car les croyants sont frères » (xlix, 10). Et ces notions sont comme le symbole et le rappel du « statut de justice » (‘adāla), requis de la umma en tant que telle et de quiconque y exerce une charge.

Le pouvoir exécutif : « imāma » suprême ou califat

La communauté, au temps de ses gloires, s'en remit le plus souvent à son chef comme à son représentant par excellence : l' imām suprême, le « guide », celui qui « marche devant » et que l'on doit suivre ; ou encore, selon le vocabulaire le plus habituel de l'islam sunnite, le khalīfat al-nabī, le calife, lieutenant ou « vicaire » du Prophète. À lui reviennent, dans la cité des hommes, le amr, le « commandement », et le ḥukm, la décision d'autorité. Non point par qualification intrinsèque : car le amr et le ḥukm n'appartiennent en leur essence qu'à Dieu. Mais le calife est comme « un tuteur que Dieu se subroge » (Louis Massignon) dans et par la communauté.

En islam sunnite, il ne saurait détenir de pouvoir spirituel, aucun homme ne pouvant avoir de pouvoir spirituel sur aucun autre homme, et Rashīd Riḍā dénonce « l'hérésie européenne » qui voudrait faire du calife « le pape de l'islam ». Bien plus, il ne possède aucun pouvoir législatif au sens strict (le Coran seul est Loi), et le pouvoir judiciaire est remis à chaque croyant qui en est capable, éminemment à ceux qui pratiquent l'ijtihād, puis aux muftīs et qāḍīs. L'imām, ou calife, est le chef de l'exécutif. Il est un souverain temporel chargé de faire appliquer une loi dont les prescriptions recouvrent à la fois des domaines religieux, civique et politique. Il est comme le mainteneur du principe d'unité ; et les manuels de l'âge classique enseignaient que c'est un devoir grave pour la communauté d'avoir un imām, ou calife. À la tête des croyants et en leur nom, il exerce la charge de la « commanderie du bien », en accord avec la ḥisba, ou police du commerce et des mœurs, et avec son chef, le muḥtasib.

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Les conditions que doit remplir l'imām et son mode de désignation furent parmi les points les plus débattus. C'est à ce sujet que se consomma la rupture entre shī‘isme et sunnisme. Le shī‘isme – shī‘at ‘Alī, le parti de ‘Alī – ne reconnaît d'imāma valide que dans la descendance de ‘Alī, donc la descendance, la maison (bayt) du Prophète. Il maintient que le Prophète désigna explicitement, par un texte (naṣṣ), ‘Alī comme son successeur, et qu'il lui transmit mystérieusement la compréhension du sens caché des surates coraniques. Et c'est également par un texte, une waṣiyya (« testament ») que l'imām régnant désigne à son tour, parmi ses descendants mâles, celui qui lui succédera. Par là, et pour la suite des temps, l'imām ne peut être que « l'homme le meilleur de son époque ». Il est non seulement « savant » et « juste », mais, par un privilège divin qui lui est commun avec les prophètes, doué de la ‘iṣma, qui est à la fois infaillibilité et impeccabilité.

Les diverses sectes shī‘ites se divisèrent au gré de leur allégeance à telle ou telle liste reconnue d'imāms. Les zaydites (Yémen) substituèrent l'élection au « testament ». Les ismā‘īliens, dont les vues gnostiques sur imāma et prophétie exercèrent parfois une réelle influence sur l'ensemble de la pensée musulmane, reconnaissent sept imāms historiques, le chiffre sept prenant d'ailleurs valeur de symbole. Ils en prolongent la descendance tantôt visiblement (jadis les Fāṭimides d'Égypte, aujourd'hui les disciples de l'Agha Khān), tantôt sous un mode secret et spirituel (telles les congrégations d'Alamūt dans l'Iran du xiie s.). Les imāmites enfin, ou duodécimans, restent attachés à une succession de douze imāms, et le dernier, Muḥammad al-Mahdī, est « l'imām caché » ou « disparu » (ghā'ib). Il doit revenir aux derniers temps du monde. L'attente de son retour nourrit la ferveur des fidèles. La communauté, en son absence, doit se fier aux grands mujtahidūn, interprètes des enseignements et des doctrines de l'imām. L'imāmisme est actuellement la religion officielle de l'Iran, toute centrée sur la dévotion aux imāms, dont les souffrances et le martyre sont revécus chaque année en des cérémonies pénitentielles.

Tout autre est la tradition sunnite. Le calife, ou imām, est bien lieu-tenant du Prophète, mais au titre, en quelque sorte, de premier fonctionnaire de la cité. D'après la majorité des docteurs, c'est par élection qu'il doit être désigné, comme le furent les tout premiers califes à la mort de Muḥammad. Les électeurs sont les notables connus pour tels, « les gens qui délient et lient ». En principe ils choisissent le calife, non forcément parmi les descendants du Prophète, mais parmi les membres de sa tribu (Quraysh). L'élu doit être apte à remplir sa charge, physiquement et moralement. Le « statut de justice » est exigé de lui. On peut souhaiter qu'il soit en outre « doué de science », mais sa désignation ne le rend ni impeccable ni infaillible. Une fois élu, il reçoit des notables le serment d'allégeance (mubāya‘a), qui s'interprète comme un contrat bilatéral entre lui et la communauté. Les obligations de sa charge sont précises et délimitées ; et, si les musulmans lui doivent obéissance, il a le devoir, lui, de les consulter dans les décisions à prendre. En certains cas, s'il cessait de promouvoir « les droits de Dieu et des hommes », et à la condition qu'il n'en résulte pas de plus grands maux, il pourrait être déposé.

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Rashīd Riḍā et, avec lui, d'autres réformistes contemporains soulignèrent les valeurs « démocratiques » impliquées par de telles conceptions. Au cours de l'histoire, elles ont pu s'effacer devant des pratiques dynastiques où le souverain régnant, représentant suprême des « gens qui délient et lient », désigne l'un des membres de sa famille pour lui succéder. La prise du pouvoir par la force fut plus d'une fois entérinée. Et, tout au long du califat ottoman, l'appartenance à la tribu de Quraysh fut traité par prétérition. Des formes diverses d'autocratie s'affirmèrent. Mais de nombreux juristes et théologiens sunnites ne cessèrent de se réclamer des principes égalitaires de l'islam ; et certains d'entre eux, tel le rigide Ibn Taymiyya, allèrent jusqu'à dissocier l'existence de la communauté, et donc d'une cité musulmane garantie par les promesses coraniques, et la forme califale du pouvoir exécutif. Ne plus avoir à la tête de la cité un imām ou calife est un malheur. L'existence de la umma ne saurait en être compromise pour autant, dès lors que sont respectés les deux seuls principes d'organisation politique explicitement enseignés par le Coran, qui déclare au peuple : « Obéissez à ceux qui, parmi vous, détiennent le commandement » (iv, 59) ; et au Prophète : « Consulte-les – les croyants – dans la décision » (iii, 159). Autorité et consultation, amr et shūrā : une fois saufs ces deux principes, le champ reste largement ouvert aux solutions concrètes les plus diverses.

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Écrit par

  • : ancien professeur au collège philosophique et théologique de Toulouse, co-directeur de la collection Études musulmanes, collaborateur de l'Encyclopédie l'Islam
  • : directeur de recherche au C.N.R.S.

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