SAINT-SIMON LOUIS DE ROUVROY, duc de (1675-1755)
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« Tout m'avoit préparé à me survivre à moi-même, et j'avois tâché d'en profiter. » Cette déclaration qui surgit vers la fin des célèbres Mémoires nous autorise à voir l'œuvre de Saint-Simon comme une immense opération de survie. Il s'agit d'abord d'un témoignage historique exceptionnel, qui se propose de dire la vérité – toute la vérité, fût-elle terrible – non sans céder allégrement aux tentations d'un subjectivisme de la pire espèce (« Je ne me pique donc pas d'impartialité, je le ferois vainement »). C'est ensuite et surtout une création littéraire prodigieuse et unique dans les annales de la littérature : la magie d'une écriture verte et indisciplinée (« l'énergie de mes expressions, même ordinaires, faisoit peur... »), mais incroyablement expressive, fait revivre pour le meilleur et pour le pire deux règnes et deux régences (le « siècle » de Saint-Simon s'étend de la mort d'Henri IV à celle du Régent d'Orléans), préservant à tout jamais, sans les étouffer, plusieurs milliers de personnages dans un univers pessimiste mais haut en couleur. Des préjugés nobiliaires surannés (la « ducomanie ») tendent à communiquer à cet univers une noble ordonnance intemporelle. Que sont les Mémoires de Saint-Simon, sinon la chronique d'un monde condamné à disparaître, autour duquel une écriture « où coule la lumière avec l'encre » monte désespérément la garde ? Le rapprochement avec l'entreprise donquichottesque n'est permis que dans la mesure où l'on aura compris que celle-ci est plus dramatique que comique.
À l'ombre de la royauté
Fils d'un favori de Louis XIII qui ne fut pas trop délicat dans le choix des moyens de parvenir, le duc de Saint-Simon hérite d'une admiration aveugle pour le roi qui fit Claude de Rouvroy premier duc de Saint-Simon et pair de France. L'Inventaire des titres et papiers du trésor de Claude, duc de Saint-Simon (1686), redécouvert, permet de mesurer l'ampleur des dignités et des biens qu'amassa le duc Claude. Son premier mariage avec Diane de Budos ne lui valut qu'une fille ; ce vieux titulaire d'un jeune duché se remaria donc en 1672 malgré son âge avancé (il avait soixante-cinq ans), dans la ferme intention de procréer coûte que coûte un deuxième duc de Saint-Simon. Il réussit au bout de trois ans, au milieu des applaudissements et des ricanements de ses contemporains. Le produit presque miraculeux de ces prouesses tardives était à proprement parler le fils d'un duché et se comportera toujours comme tel.
Enfant chétif venu tard et voué à la solitude, le jeune Saint-Simon (titré vidame de Chartres) grandit dans une ambiance calfeutrée, dominée par un père dont la mémoire sélective avait trié avec soin les fastes de la vieille cour de Louis XIII, et une mère inquiète de l'avenir de ce fils de vieillard, sans alliances avec la cour de Louis XIV. Un respect pesant des dignités dont il allait bientôt hériter conditionnera à tout jamais son optique d'une société immuable dont les « rangs » et même les injustices sont voulus par Dieu et donc sacrés. Ses précepteurs lui donnèrent une formation intellectuelle et morale supérieure à celle que recevait habituellement un jeune seigneur. Il se sentait particulièrement attiré par l'histoire et ne manifestait que dédain pour la littérature et les « poètes crottés ». Il parlera dans ses Mémoires de « ce goût qui est comme né avec moi pour l'histoire », et de sa « froideur pour les lettres ». Une telle disposition physique et intellectuelle le rendait peu apte au métier des armes, le seul qu'un jeune duc pût envisager sans déroger. Il participa régulièrement aux campagnes « louis-quatorziennes » en Flandre et en Allemagne, de 1692 à 1701. Froissé de ne pas avoir été nommé brigadier dans l'ordre du tableau de janvier 1702 (une invention de Louvois qui fit passer le mérite avant l'ancienneté, et l'ancienneté avant la naissance), il décida de quitter sans brusquer les choses un métier pour lequel il n'était pas fait. Trois mois plus tard, il remit au roi sa démission du service armé pour raisons de santé, et s'établit à la cour.
Il avait compris de bonne heure, dès la mort de son père en 1693, qu'on ne survit à une cour comme celle de Louis XIV qu'à condition d'être « bien appuyé », c'est-à-dire d'être allié par mariage, intérêts ou amitié à un grand nombre de familles influentes. Son mariage en 1695 avec Marie-Gabrielle de Durfort de Lorge, fille aînée du maréchal-duc de Lorge, petite-nièce de Turenne et cousine du roi d'Angleterre Guillaume III d'Orange-Nassau, lui valut à la cour des appuis précieux. Son amitié de longue date avec les ducs de Beauvillier et de Chevreuse, qui avaient épousé chacun une fille de Colbert et qui avaient l'oreille du roi, avec la princesse des Ursins, future Camarera mayor de la reine d'Espagne, et avec les puissants clans ministériels des Phélypeaux-Pontchartrain et des Chamillart consolidait sa position à la cour, cette jungle dorée. Il put ainsi, malgré sa langue acérée et son intelligence insubordonnée, dissiper les soupçons de Louis XIV qui se méfiait instinctivement des gens trop spirituels qui parlaient trop et se mêlaient de choses qui ne les regardaient pas.
Saint-Simon avait le même âge que le futur Régent ; il sera, malgré les différences qui séparaient les deux hommes, toujours fidèle à son amitié pour le neveu du roi, même lorsque celui-ci sera tombé en disgrâce et qu'on ira jusqu'à l'accuser de haute trahison.
Sa haine viscérale des bâtards de Louis XIV (surtout le duc du Maine), de Mme de Maintenon, des ducs de Noailles et de Vendôme, des maréchaux de Villars et de Villeroi, de l'abbé-cardinal Dubois, de Jérôme Phélypeaux et de tant d'autres complète un paysage affectif complexe qui déterminera profondément l'œuvre immense du mémorialiste.
Il écrira dans ses Additions au Journal de Dangeau en parlant de lui-même à la troisième personne : « Le duc de Saint-Simon passoit à la cour une vie extérieurement oisive, effectivement très-occupée. » La cour offrait en effet à un esprit curieux et perspicace comme le sien le spectacle d'une comédie humaine d'une incroyable densité et variété. L'observation des ruses, des intrigues et des passions de cette faune humaine le plonge dans un ravissement perpétuel. « Mes yeux travailloient avec autant d'application que mes oreilles », note-t-il. Chaque disgrâce importante, chaque décès dans la famille royale déséquilibre les factions et redistribue les cartes du pouvoir et des espérances. Observateur à la fois dégoûté et fasciné d'un système permanent de cabales, Saint-Simon s'en fera l'historien, sondant sans vertige les gouffres du mal et arrachant les masques du vice.
Sa vocation d'historien se manifesta très tôt, dès 1694 : « Ce fut dans le loisir de ce long camp de Gau-Böckelheim que je commençai ces Mémoires, par le plaisir que je pris à la lecture de ceux du maréchal de Bassompierre, qui m'invita à écrire aussi ce que je verrois arriver de mon temps. » La vie « extérieurement oisive » du duc-courtisan était en effet « très-occupée » : arpenter les corridors du pouvoir, compter les sourires et les sourcils froncés du roi, épier le va-et-vient des ministres, des maîtresses, des confesseurs, des favoris, recueillir les souvenirs des vieux courtisans et écouter au besoin aux portes, honorer de sa présence les temps forts de la liturgie royale, dresser l'oreille au moindre grincement des rouages de la machine dorée de l'administration « louis-quatorzienne », veiller avec passion sur les privilèges des ducs, éplucher les généalogies d'un chacun, protester à la moindre entorse au cérémonial de cour, inscrire la nuit dans un cagibi les événements mémorables de la journée, et surtout avoir l'air parfaitement désœuvré et inoffensif, voilà de quoi occuper utilement un homme.
La mort de Louis XIV en septembre 1715 modifia profondément l'existence de Saint-Simon. Ses préjugés nobiliaires (ou ce qu'il est convenu d'appeler son « fanatisme ducal ») l'avaient fait rêver tout au long du Grand Règne des pairs de France qui partageaient avec saint Louis les responsabilités du pouvoir. Il est vrai qu'en 1706 le roi pensa un moment à lui pour l'ambassade de Rome, mais le projet n'eut pas de suite. Son intimité avec le duc de Beauvillier, gouverneur du duc de Bourgogne, fils aîné du Grand Dauphin, lui avait valu la confiance et l'estime du jeune prince, et il se voyait déjà, les poches bourrées de projets de gouvernement, appelé au ministère par ce nouveau saint Louis. Le rêve avait duré dix mois, de la mort du Dauphin à celle du duc de Bourgogne (avril 1711-février 1712). L'hécatombe des princes royaux, la disparition de Louis XIV et les cinq ans de son arrière-petit-fils et successeur Louis XV firent tomber la régence entre les mains du duc d'Orléans. Il est difficile de s'imaginer deux hommes plus dissemblables que Saint-Simon et le Régent, mais l'amitié fidèle de ce dernier lui permit enfin de jouer un rôle politique réel. Mais la réalité du pouvoir le déçut et son influence au Conseil de la Régence diminuait rapidement. Une ambassade extraordinaire en Espagne (octobre 1721-avril 1722) lui apporta l'occasion de visiter en grande pompe la cour de Philippe V, non sans compromettre sa situation financière déjà précaire. La mort du Régent en décembre 1723 mit fin à la vie « publique » de Saint-Simon. Fleury, bientôt cardinal, et le duc de Bourbon, le nouveau Premier ministre, lui firent poliment comprendre que sa présence à la cour n'était désormais plus indispensable.
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Écrit par
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