LUCIAN FREUD. L'ATELIER (exposition)
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Le Musée national d'art moderne-Centre Georges-Pompidou à Paris avait accueilli en 1987 une exposition consacrée à Lucian Freud, artiste né en 1922 à Berlin et installé à Londres depuis 1933. L'étape parisienne de cette rétrospective avait reçu un accueil mitigé. C'est pour favoriser la rencontre du public français avec cet artiste, alors âgé de quatre-vingt-huit ans, que cette même institution lui a rendu hommage du 10 mars au 19 juillet 2010, suivant la thématique plus resserrée de l'atelier. L'exposition réunissait des œuvres essentiellement issues de collections particulières car, en raison des prix atteints par les œuvres de Lucian Freud sur le marché de l'art, peu de musées peuvent les acquérir (le M.N.A.M. ne détient qu'une peinture entrée par donation). Dans l'exposition Lucian Freud. L'atelier, organisée par la commissaire Cécile Debray figuraient une cinquantaine de peintures de grands formats, des eaux-fortes, un film de Tim Meara et des clichés de l'atelier de Holland Park par David Dawson. Espace diabolisé par la peinture, du sol jonché de chiffons figés par les sédiments aux murs recouverts de matière picturale, l'atelier met en scène la modernité et le caractère extrême de l'acte de peindre, perpétuant le mythe de l'artiste dans la lignée de Picasso, Jackson Pollock ou Francis Bacon.
Depuis les années 1960, Lucian Freud concentre son travail dans l'espace de ses ateliers londoniens successifs, de Paddington à Notting Hill : portraits, autoportraits, nus, compositions avec figures humaines et animales dialoguent avec les motifs urbains et les jardins observés de la fenêtre de l'atelier. Chaque sujet émane de l'univers personnel de l'artiste et confirme le caractère autobiographique de sa peinture.
L'exposition se développe selon quatre thèmes. Précédé par un étonnant tableau d'inspiration surréaliste (The Painter's Room, 1944), la partie « Intérieur-Extérieur » ouvre la présentation avec des scènes d'intérieur, des vues d'usine et de maisons londoniennes, des paysages. Le sentiment d'hétérogénéité de cet ensemble est renforcé par la singularité des scènes narratives confrontant figures et végétation dans l'espace distordu de l'atelier, diurne ou nocturne, révélé par la présence d'un mobilier austère et récurrent (lit en fer, canapé défoncé, matelas usagés, lavabos, plantes vertes) et excluant toute communication entre les êtres vivants (Large Interior, Notting Hill, 1998). La section « Réflexion » réunit les autoportraits peints dans les différents ateliers, usant de vues frontales, en plongée ou contre-plongée, et parfois d'un dispositif de miroir accusant la projection de l'artiste dans l'univers pictural (Reflection with Two Children, 1965). À soixante et onze ans, Freud se représente nu, seulement paré de vieilles chaussures, couteau et palette en main, défiant le spectateur du regard dans une tension qui contraste avec l'apathie des sujets peints par ailleurs (Painter Working, Reflection, 1993). Cette représentation du corps nu dans sa « vérité plastique » (Robert Hughes) en fait plus qu'un nu au sens traditionnel. La facture est épaisse, étalée avec vigueur sur la surface de la toile avec des pinceaux aux poils durs ou taillée au couteau, et granuleuse lorsque l'artiste utilise le blanc de Cremnitz pour traiter la peau et les chairs. L'économie des couleurs – ocres, blancs, roses, gris et bruns – est accusée par l'éclairage électrique de l'atelier. Non sans ironie, Lucian Freud se représente aussi debout, vêtu face à son chevalet, un nu féminin prosterné à ses pieds (The Painter Surprised by a Naked Admirer, 2004-2005) ; le tableau peint reproduit en miroir une partie de la scène et opère une mise en abyme de l'atelier, tout à tour contenu et contenant.
« Reprises » souligne l'intensification du dialogue de Freud avec les maîtres depuis les années 1980 et présente un ensemble de travaux réalisés d'après Watteau, Chardin, Cézanne et Constable. Aucune composition préalable ne prépare l'exécution des tableaux peints depuis le centre vers les périphéries, ce qui contraint parfois Lucian Freud à ajouter ou retirer des morceaux de toiles pour achever ses compositions (After Cézanne, 2000). Quant à la dernière section consacrée aux nus et intitulée « Comme la chair », elle réunit une quinzaine de grands formats représentant principalement deux des modèles favoris de Freud pour leurs physiques hors norme : Sue Tilley, dite Big Sue, et Leigh Bowery, performer de l'avant-garde londonienne des années 1980, cernent le spectateur dans des poses statiques et inattendues, au sein de compositions parfois complexes (Evening in the Studio, 1993). Les perspectives plongeantes et contradictoires aplatissent l'espace, tronquent ou emprisonnent solidement le modèle, et décuplent par contraste l'effet de volume et d'apesanteur des chairs flasques de Big Sue, scrupuleusement détaillées par un pinceau abrupt et non complaisant. Bowery s'offre dans des positions non moins animales qui peuvent emprunter à des œuvres de la statuaire antique tel le Faune Barberini (Nude with Leg Up, 1992). Le traitement dense et rugueux de la matière heurte la vue autant que les postures suggestives, et traduit l'héritage de la peinture figurative matiériste. Conjugué à la thématique du corps nu, il renvoie plus précisément à l'œuvre du britannique Stanley Spencer et signale sa réception auprès des Young British Artists, de Jenny Saville à Ron Mueck. La monumentalité des figures qui pousse à son paradigme la fatigue des corps alourdis par les longues séances de pose créé enfin un environnement émotionnel intense et éprouvant qui met en lumière « le degré d'intervention des sentiments dans l'échange » entre l'artiste et ses modèles, et, par-delà, entre les œuvres et le public.
Bibliographie
C. Debray dir., Lucian Freud. L'atelier, catal. expos., Centre Georges-Pompidou, Paris, 2010.
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Écrit par
- Cécile GODEFROY : enseignante, chercheuse associée, historienne de l'art
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