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HEIDEGGER MARTIN (1889-1976)

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La structure du « Dasein »

L'analytique fondamentale se propose donc d'élucider la manière selon laquelle la compréhension de l'être – qui est aussi l'être du Dasein – s'articule. Elle découvre ainsi une structure tridimensionnelle, unitairement désignée, on l'a dit, par la notion de souci. Ces trois composantes sont la facticité ou la déréliction (Geworfenheit, terme désormais traduit par : être-jeté), l'existence (Existenz) et l'être-auprès-de (Sein bei).

La facticité ou déréliction se marque en ceci que le Dasein se découvre comme étant toujours-déjà-là. « Nous sommes embarqués. » Il n'y a pas de pensée possible de la naissance, et toute question relative au Dasein se pose en deçà de son origine. Le Dasein est toujours-déjà jeté dans l'existence, sans l'avoir choisi. Il se trouve là. Tel est le sentiment fondamental de la situation (Grundbefindlichkeit). Ce sentiment situe le Dasein relativement à la totalité de l'étant. Il est à la racine de tous les autres « sentiments » – ce mot n'étant jamais pris dans le sens psychologique – qui sont autant de « positions » relatives à cette totalité. La Befindlichkeit est donc un trait constitutif du Dasein et le situe à tout moment par rapport à tout ce qui est. Enfin, la déréliction, parce qu'elle constitue du Dasein comme ayant-été, est la racine ontologique de la dimension temporelle du passé.

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L'existence, qui n'est donc pas simplement synonyme du Dasein, désigne le caractère qui porte ce Dasein à être constamment en avant de lui-même. Ses modalités principales sont la compréhension (Verstehen), au sens le plus étendu de ce terme, et le pro-jet (Entwurf), qui sont intrinsèquement reliés à l'existence. Toute existence est donc « compréhensive », et elle l'est par l'articulation d'un pro-jet. Celui-ci est toujours mise en perspective de certains étants et ne concerne donc point la totalité de ceux-ci. L'existence est la source de la dimension temporelle de l'avenir (à-venir), dimension qui a un certain privilège sur les deux autres ekstases temporelles du passé et du présent. Le temps originel s'engendre à partir de l'à-venir.

Enfin, l'être-auprès-de articule le Dasein en tant que celui-ci est constitutivement en présence de quelque étant autre que lui-même, vers lequel il se tourne et se transcende. Cet «  existential » (Heidegger use de ce terme pour désigner les catégories constitutives de l'être-là) se signifie temporellement comme présent originaire.

L'unité structurelle des trois moments qu'on vient de parcourir brièvement et qu'on dénomme souci apparaît comme étant l'articulation de la compréhension de l'être, de ce lumen naturale qui définit notre être. Qu'est-ce donc que cette lumière naturelle, sinon le pouvoir de saisir n'importe quel étant en tant qu'il est, c'est-à-dire en tant qu'il est amené à la présence et placé dans le domaine d'ouverture (Offenheit, Erschlossenheit) que, de par sa structure même, le Dasein ne cesse tout à la fois d'épandre et d'enclore ? L'homme « illumine » par un double et inséparable mouvement de prospection et de rétrospection au sein de la présence. Comprendre a-t-il un autre sens possible ?

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On voit de même que cette compréhension s'identifie à l' être-au-monde (In-der-Welt-sein). Car le monde n'est autre que cette enceinte ouverte en vue de laquelle (Umwille) l'homme est, en tant qu'elle constitue le lien de lumière où sont pris tous nos projets et tous les étants. Autrement dit : le monde est le lieu de toutes les significations, le tout finalisé (Bewandtnisganzheit) de ce qui est signifiable.

À l'inverse, le Dasein ne deviendra soi et ne se manifestera comme soi que s'il ne se confond point avec l'étant qu'il vise. Jouir de l'ipséité, ce n'est ni se reposer sur soi ni simplement s'identifier à l'autre, mais se récupérer sans trêve sur la visée de cet autre. L'unité de l'homme est une extériorisation de soi qui sans cesse se reprend et se domine. Le Dasein est ekstatique. On retrouve ainsi le temps ou plutôt la temporalisation. Le Dasein se temporalise essentiellement. Souci, compréhension de l'être et temporalisation sont, d'une certaine manière, identiques et s'avèrent originels au même titre (gleichursprünglich). Du même coup se trouve élucidé l'intitulé de l'ouvrage : L'Être et le Temps.

Il n'est guère possible dans le cadre de cet article de s'attarder davantage sur le contenu de l'analytique existentiale. On se contentera donc de faire mention de ce qui, en dehors de la structure qu'on vient de résumer, paraît essentiel.

Les modalités du souci

La première modalité réelle du souci est l'existence comme préoccupation (Besorgen). Celle-ci comporte sa propre temporalité, ses propres manières d'être offerte, d'exister, d'être-auprès-de et de comprendre. Elle découpe à l'intérieur du monde un monde ambiant (Umwelt) plus particulièrement voué à cette préoccupation. Elle découvre l'étant intra-mondain qui est soit un autre Dasein, soit un étant qui n'est pas du même type que celui-ci. Dans le premier cas, le rapport à l'autre est un rapport de coexistence (Mitsein) qui a ses existentiaux propres, mais peut néanmoins dégénérer en simple rapport de préoccupation. Dans le second cas, l'étant intra-mondain est dévoilé comme étant-offert-à-la-main (Zuhandenes), c'est-à-dire comme ustensile (Zeug). L'ensemble des outils forme un système. Ce mode est premier, mais susceptible d'un renversement. Celui-ci est le propre de la pensée théorique, qui considère l'étant intra-mondain non plus comme un ustensile, mais comme un étant simplement subsistant, comme une chose (Vorhandenes). Pour Heidegger, la pensée théorique est seconde et dérivée. Elle ne dévoile pas l'étant intra-mondain selon son être originaire. Le primat qui lui a été accordé tout au long de la philosophie occidentale (expression tautologique pour Heidegger : la philosophie est compréhension explicite de l'être et cette explication est née en Grèce) est abusif. Ce primat a sa source dans l'identification qui fut posée par Platon et qui, depuis, n'a jamais vraiment été remise en cause, entre l'être et l'essence, celle-ci étant conçue comme eidos (idée), c'est-à-dire comme ce qui est à voir. Cet abus a exercé un tel empire que même le Dasein lui a été soumis. Le « chosisme » figure parmi ses plus redoutables effets. L'homme, pour des motifs d'apaisement et d'illusion, est toujours tenté de s'interpréter lui-même sur le modèle de l'étant non humain, lequel, d'ailleurs, est déjà lui-même réduit à la condition d'une chose-objet théorique. D'où la nécessité d'une déconstruction (Heidegger dit Destruktion) de l'histoire de la métaphysique, dont on aura à reparler.

Enfin, le Dasein existe sur deux modes concrets fondamentaux. Ou bien il est sur le mode du « on » (das Man), soucieux seulement, pour se distraire de ses vraies possibilités, de ce qu'« on » dit, de ce qu'« on » pense, de ce qu'« on » fait (et de ce qu'« on » ne fait pas !), de ce qu'« on » sent. Cette interprétation fort célèbre du « on » est, par-delà sa signification proprement philosophique et universelle, une contribution majeure à l'analyse de la société et de l'homme contemporains. Ou bien le Dasein est sur le mode de l'authenticité, de l'existence résolue (Entschlossenheit), qui consiste à exister selon ses possibilités propres et irréductibles. Celles-ci débouchent toutes sur l'acceptation lucide de l'être-pour-la-mort (Sein zum Tode), qui en constitue la mesure ultime et décisive. Tout Dasein débute dans l'inauthenticité et, le plus souvent, y demeure. Mais il peut conquérir l'authenticité, conquête forcément précaire et constamment remise en question. L' angoisse (que Heidegger distingue radicalement de la peur) assure le passage, obstinément fui par la plupart, de l'un à l'autre mode. L'angoisse est toujours angoisse devant le néant. Elle est aussi l'aperception que tout ce qui est pourrait ne pas être, et ne sera bientôt plus. Elle fait sombrer tous les étants dans la nullité, mais, du même coup, elle nous ouvre à la saisie de l'étant en tant que tel et à la saisie de l'être : Omne ens, qua ens, ex nihilo fit.

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Enfin l'analytique existentiale constitue le Dasein comme historique. Il faut entendre par là non seulement que tout Dasein a une histoire, mais surtout que l'unité et la dispersion des trois ek-stases temporelles, lesquelles forment l'être du Dasein, élaborent une ouverture qui est le fondement de la nécessité et de la possibilité de toute histoire. Rétrospection vers la situation originelle, pro-jet de soi dans l'existence, présence à l'autre sont unis par un lien structurel et indissoluble, au sein duquel s'ouvre le champ de l'historicité.

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