BOULGAKOV MIKHAÏL AFANASSIÉVITCH (1891-1940)
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Boulgakov, représentant majeur de la prose et de la dramaturgie russe du xxe siècle, y fait aussi figure d'outsider. Contemporain par l'âge d'un Pasternak, d'un Maïakovski, d'un Mandelstam ou d'une Akhmatova, il ne prend conscience de sa vocation d'écrivain qu'en 1920, après avoir été « délogé » de sa première profession de médecin par la guerre civile. Quand il arrive à Moscou en 1921, il est un débutant obscur, ayant dix ans de retard sur les écrivains de sa génération qui, lorsqu'ils n'ont pas émigré, sont traités avec égards par le jeune État des soviets. Boulgakov entre en littérature par le journalisme satirique en même temps que ses cadets Babel, Kataïev, Ilf et Petrov, dont la culture a été d'emblée révolutionnaire et marxiste, tandis que lui-même était issu d'une intelligentsia provinciale demeurée à l'écart des renouveaux littéraires (symbolisme, acméisme, futurisme) du début du xxe siècle. Inconnu en 1921, il ne fut pas du groupe anti-académiste des Frères de Sérapion fondé cette année-là ; il ne compta pas au nombre des « compagnons de route », dénomination qui protégea un temps les écrivains sympathisants du régime, mais non engagés. Il eut des camarades mais peu d'amis parmi les écrivains et les gens de théâtre : Zamiatine (qui émigra en 1931), Akhmatova (réduite au silence dès 1922) ; il fut protégé par Gorki, avant que celui-ci ne prenne ses distances avec lui en 1933 ; il jalousa Maïakovski (qui se suicida en 1930).
Sa plus grande œuvre, Le Maître et Marguerite, qui fut révélée longtemps après sa mort, en 1966-1967, soutient largement la comparaison avec les romans de Nabokov, régulièrement édités dans l'émigration à partir de 1929, et avec Le Docteur Jivago de Boris Pasternak, paru en Italie en 1957.
Une œuvre surveillée, censurée, ensevelie
Né à Kiev, Boulgakov y mène jusqu'en 1916 une vie non exempte de chagrins (la mort de son père en 1907) et de soucis (des amours contrariées, un premier mariage alors qu'il est encore étudiant), mais rétrospectivement idéalisée. Le cadre familial, provincial et cultivé, de cette vie lui convient, ainsi que le régime tsariste dont s'accommode fort bien l'intelligentsia enseignante et médicale, d'origine cléricale, à laquelle il appartient. Éduqué dans la religion orthodoxe par un père croyant et historien des religions, il se convertit pendant ses études de médecine au darwinisme et à la « religion » du progrès. Ni la Première Guerre mondiale, lorsqu'il est mobilisé en 1916 comme médecin hospitalier à l'arrière, ni, bien qu'il en soit très affecté, l'abdication du tsar et le coup d'État bolchevique de 1917, ne le dissuadent de s'installer comme vénérologue à Kiev en 1918. C'est la guerre civile qui finit par le chasser de sa ville ; jusqu'en 1920, il assiste, à Kiev, à dix-sept changements de pouvoir entre nationalistes ukrainiens, occupants étrangers, forces blanches et forces rouges, tous rivalisant d'exactions sanglantes. Ces trois années auront fait pour lui du monde antérieur un amas de ruines, et mis fin sans retour à l'existence qui avait été la sienne.
Boulgakov atteint du typhus en émerge en mars 1920, dans un Vladicaucase désormais bolchevique où il était arrivé cinq mois plus tôt, mobilisé comme médecin par l'armée désormais battue de Denikine. Pour occulter son passé de « blanc », il dissimule sa qualité de médecin, et c'est alors que s'impose à lui la vocation de l'écriture. Il survit de sa plume à Vladicaucase en confectionnant des pièces de propagande qu'il détruira et désavouera ultérieurement. Fortement tenté d'émigrer, il décide finalement de gagner Moscou en 1921. Là, il affronte d'abord la misère commune, spécialement dure pour un plumitif isolé. En 1922, il réussit à se faire un nom dans le journalisme satirique florissant sous la N.E.P. (Nouvelle Politique économique). Il s'y révèle excellent, dans des centaines de croquis et de chroniques d'actualité plus hilarants que critiques, et politiquement très prudents. En parallèle avec ces travaux alimentaires, il compose ses premières œuvres « véritables » : des souvenirs artistiquement désorganisés sur ses débuts d'écrivain, Notes sur des manchettes (deux parties publiées en 1922 et 1923) ; une nouvelle (Morphine) et sept récits médicaux tirés de son expérience antérieure de jeune médecin ; trois grandes nouvelles qualifiées par lui de « fantastiques », Endiablade (1924), Les Œufs du destin (1925), Cœur de chien – et un roman, La Garde blanche, sur la guerre civile à Kiev telle que sa famille et lui l'avaient vécue. Les premiers de ces écrits furent publiés, mais la parution d'Endiablade alerta le camp des extrémistes, les « critiques de gauche », très influents dans la presse et au comité de censure ; Boulgakov fut catalogué par eux, à tort et pour la vie, « garde blanc ». Cœur de chien fut refusé par la censure en 1925, tandis que la seule première partie de La Garde blanche était publiée dans une revue moribonde en décembre 1924 (les deux parties du roman furent éditées à Paris en 1927 et 1929). En 1926, les manuscrits et le Journal de l'écrivain furent confisqués à son domicile par l'Oguépéou.
Toujours en 1926, au moment même où sa prose est décrétée impubliable, Boulgakov, sollicité par le Théâtre d'art de Moscou que dirige Stanislavski, accède à la notoriété comme dramaturge avec la pièce Les Jours des Tourbine – une adaptation de La Garde blanche plusieurs fois remaniée pour satisfaire la censure. Jusqu'en 1929, malgré l'hostilité des confrères jaloux et les injures de la critique de gauche appuyée par Maïakovski et Meyerhold, alors vedettes incontestées du théâtre révolutionnaire, les pièces de Boulgakov obtiennent un immense succès public : après Les Jours des Tourbine, il fait jouer deux comédies désopilantes, L'Appartement de Zoïka (1926), satire de la N.E.P., et L'Île pourpre (1928), satire du théâtre de propagande et de la censure. Mais, au début de 1929, Staline, dans une célèbre lettre ouverte, condamne nommément le théâtre de Boulgakov, lui portant un coup fatal. Sa Cabale de dévots, centrée sur les rapports de l'artiste avec le pouvoir, rebaptisée Molière, autorisée par la censure au prix de refontes et de répétitions interminables (1929-1936), est retirée de l'affiche après sept représentations à bureaux fermés en février et mars 1936 ; La Fuite (1927-1928), qui montre le naufrage, dans l'émigration, des derniers héros de la résistance « blanche » en Crimée, ne put accéder à la scène.
Dans la rude décennie de 1930 s'instaure méthodiquement une dictature idéologique sans faille, bientôt renforcée par le culte stalinien de la personnalité. Le modèle « esthétique » du réalisme socialiste est imposé à tous les écrivains et artistes ; ceux qui ne s'y plient pas sont privés de gagne-pain, dénoncés publiquement, contraints à des autocritiques spectaculaires ; ils se suicident ou sont déportés, exécutés. Boulgakov, privé de tout revenu, demande en vain à maintes reprises l'autorisation de quitter l'U.R.S.S. Mais Staline lui accorde une semi-protection assez perverse : il lui téléphone une fois, en avril 1930, intervient pour que le Théâtre d'art lui procure un poste d'assistant-metteur en scène, et autorise en 1932 la reprise des Jours des Tourbine qu'il avait jadis appréciés, s'attachant l'écrivain par la vague promesse d'autres dialogues qui n'eurent jamais lieu, de séjours à l'étranger qui ne furent jamais autorisés.
Dès lors, aucune œuvre originale de Boulgakov ne verra plus le jour, même celles qui lui furent encore commandées au début des années 1930 : les pièces anti-utopiques, Adam et Eva et Béatitude, la comédie désopilante Ivan Vassilievitch (où l'on voit Ivan le Terrible transporté dans un appartement communautaire) ; une pièce historique, Alexandre Pouchkine, où apparaissent maints personnages historiques dont Nicolas Ier, mais jamais Pouchkine lui-même ; et Batoum, une pièce sur l'activité révolutionnaire du jeune Staline, écrite avec l'aval de celui-ci ; malgré l'extrême prudence politique de son auteur, cette œuvre fut interdite le jour même où l'écrivain partait avec la troupe pour Batoum.
Outre ses activités de dramaturge, de metteur en scène, ses travaux de traduction (de L'Avare de Molière, et de plusieurs comédies de celui-ci compilées sous le titre de L'Extravagant Monsieur Jourdain), ses adaptations scéniques (des Âmes mortes, de Don Quichotte), ses livrets d'opéra (il en composa quatre), Boulgakov, revigoré par la rencontre d'Elena Chilovskaïa qu'il épouse en 1931 en troisièmes noces, écrit trois nouveaux romans : une Vie de monsieur de Molière (à la demande de Gorki qui la décréta impubliable en 1933), et deux autres voués au tiroir, Mémoires d'un défunt (Roman théâtral) – roman commencé en 1937 et laissé inachevé, sur les démêlés tragi-comiques d'un dramaturge débutant avec un théâtre célèbre –, enfin Le Maître et Marguerite, commencé en 1928-1929, inlassablement poursuivi et remanié pendant plus de dix ans, couronnement de toute son œuvre, que sa densité de sens et son intrigue très élaborée n'empêchent pas d'être follement divertissant. En février 1940, alité, aveugle, Boulgakov dicte encore à sa femme des corrections à ce « roman du couchant », moins d'un mois avant de mourir, le 10 mars 1940, de néphrosclérose, une maladie qu'il avait depuis longtemps diagnostiquée et qui avait emporté son père au même âge.
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Écrit par
- Françoise FLAMANT : professeur honoraire à l'université de Provence-Aix-Marseille-I
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