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NOIRS AMÉRICAINS

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Longtemps considérés par les Blancs américains comme des êtres inférieurs, les Noirs ont émergé peu à peu hors de la condition qui leur était réservée pour réclamer l'égalité non seulement théorique, mais réelle, dans la démocratie américaine. De là, l'importance de ce qu'on appelle couramment la « question noire » (ou « problème noir ») dans la vie quotidienne des États-Unis. Sans doute, les Noirs sont-ils inséparables de toute l'histoire des États-Unis, depuis ses origines, mais des développements nouveaux et imprévus n'ont cessé de troubler le mécanisme, en apparence parfaitement rodé, des institutions américaines.

Lyndon Johnson et Martin Luther King, 1964 - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Lyndon Johnson et Martin Luther King, 1964

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Toutes les tentatives mises en œuvre mettent en lumière la difficulté de mener à bien la double tâche de la déségrégation et de la protection des droits civiques par des moyens non violents, dans un pays où l'autorité fédérale se heurte à l'autonomie des États. Il aura fallu des décennies pour faire admettre Blancs et Noirs dans les mêmes écoles et faire de ces derniers des électeurs de plein droit. Ainsi s'explique le recours à la violence comme moyen de libération, au cours des années 1950-1960. L'opinion fut frappée par les affrontements qui, de Philadelphie à Los Angeles, de Omaha à Detroit, opposèrent régulièrement les communautés noires et les forces de l'ordre tous les étés. Plus symptomatique encore est la formation de mouvements activistes, ouvertement armés, qui prêchent la croisade raciale. Avant même l'assassinat, demeuré mystérieux, de Martin Luther King, en 1968, la violence raciale avait été érigée en principe par certains leaders comme Malcolm X, dissident du mouvement séparatiste des Black Muslims, Stokely Carmichael et Rap Brown, qui avaient réussi à entraîner une partie de la jeunesse, et, peu après, par les Black Panthers, de Bobby Seale et de Huey P. Newton. Ces mouvements ont disparu du fait de la répression mais aussi de leurs propres contradictions, mais il est significatif que, pour certains, la solution du « problème noir » doive encore être cherchée dans l'affrontement, et non dans la concorde.

Instauration de la ségrégation

L'esclavage

Les Noirs sont intimement liés à tout le développement économique des colonies anglaises, puis des États-Unis, mais n'ont guère posé de problème jusqu'à leur émancipation, en 1863-1865, au moment de la guerre de Sécession.

Les premiers Noirs furent débarqués sur le continent nord-américain, en 1619, à Jamestown, en Virginie, en tant que « travailleurs sous contrat ». Ils firent immédiatement apprécier leurs services dans ce pays chaud, riche, mais dépourvu de main-d'œuvre, puisque les Blancs supportaient difficilement le climat et que les Indiens se refusaient à travailler pour eux.

Traite des Noirs - crédits : Rischgitz/ Getty Images

Traite des Noirs

L'importation des Noirs alla de pair avec le développement des plantations dans les colonies du Sud et du Centre, mais resta très limitée en Nouvelle-Angleterre où, pour des raisons sociales et climatiques, la plantation ne pénétra jamais. Pendant les xviie et xviiie siècles, les négriers de Bristol ou de Newport (Rhode Island) débarquèrent par milliers des Noirs africains, achetés à vil prix sur les côtes de Guinée et revendus dans les villes du Sud ou les ports des Antilles. Ils étaient principalement employés dans la culture du riz, de l'indigo, de la canne à sucre et surtout du tabac, la principale production des plantations au xviiie siècle. Esclaves, ils ne possédaient aucun droit, pouvaient être vendus comme une simple marchandise, avec ou sans famille, suivaient le sort de la plantation à laquelle ils étaient attachés. Leur maître possédait un droit absolu sur eux, puisqu'ils n'avaient aucune capacité juridique.

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Au moment de l'Indépendance, on estime leur nombre à environ 700 000, dont plus des trois quarts dans le Sud. À titre d'exemple, le Massachusetts en comptait alors 5 000, et l'État de New York, 20 000. Aucune mention n'est faite des Noirs dans la Constitution de 1787, si ce n'est qu'ils étaient pris en compte pour les trois cinquièmes de leur nombre pour la délimitation des circonscriptions électorales et la répartition des impôts entre les États.

Dès ce moment, apparaissent, de-ci de-là, des tendances favorables à leur émancipation, trop limitées pourtant pour aboutir à une action quelconque. La Constitution se bornait à interdire la traite dans un délai de vingt ans, c'est-à-dire à partir du 1er janvier 1808. En fait, elle continua, de façon illégale, à un rythme inférieur toutefois à celui de la période précédente. D'autre part, la « grande ordonnance » de 1787, qui préludait à l'organisation des territoires du Nord-Ouest, interdisait l'importation d'esclaves dans les nouveaux territoires. En fait, l'esclavage disparut, entre 1787 et 1810, dans les États situés au nord de la ligne Mason-Dixon, c'est-à-dire pratiquement au nord du Maryland, à la fois parce qu'il n'y avait pas de plantations et que les législations locales l'interdisaient. En droit, les Noirs qui y vivaient étaient des hommes libres ; dans la réalité, ils n'avaient pas la possibilité d'exercer ces droits et vivaient, méprisés, en marge de la société.

Si l'esclavage survécut dans les États du Sud après l'Indépendance, la raison doit en être cherchée dans la situation économique. Les besoins en coton de l'Europe industrielle, associés à la découverte du coton à courte fibre et à la machine à égrener le coton (1793), stimulèrent les plantations qui gagnèrent peu à peu vers l'Ouest, jusqu'en Alabama, Arkansas, Texas. Du même coup, la demande d'esclaves augmenta, et le régime servile manifesta, dans la première moitié du xixe siècle, une vigueur inconnue précédemment. À défaut d'importations de Noirs d'Afrique, les vieux États du Sud (Virginie, Carolines) se spécialisèrent dans l'élevage d'esclaves, revendus ensuite aux nouveaux États cotonniers. Le nombre d'esclaves noirs atteignit quatre millions en 1860, en même temps que leur valeur augmentait, passant de quelques centaines de dollars à la fin du xviiie siècle à environ deux mille dollars, cinquante ans plus tard. Pour leurs propriétaires, les esclaves représentaient alors une valeur au moins égale (et, en général, supérieure) à la terre qu'ils cultivaient.

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De nombreux Américains reconnaissaient l'anomalie de l'existence de la Peculiar Institution (ou « institution particulière ») dans une société qui se prétendait démocratique, et dénonçaient le mal. Ainsi, en 1831, William L.  Garrison publiait, à Boston, le premier numéro du Liberator, qui réclamait l'abolition immédiate et sans compensation de l'esclavage aux États-Unis. La renaissance religieuse favorisa la propagande en faveur de la libération des Noirs, par le moyen de sermons, de brochures, de journaux, mais celle-ci se heurtait aux réalités économiques et à la puissance des planteurs du Sud, pratiquement maîtres du Congrès pendant cette période.

Sans doute y eut-il des révoltes d'esclaves, comme celles de Denmark Vesey en 1822 et de Nat Turner en 1831, mais elles furent sévèrement réprimées. Sans doute aussi le Congrès limita-t-il l'extension de l'esclavage par le « Compromis du Missouri », en 1820, en prolongeant vers l'ouest la ligne Mason-Dixon : l'esclavage n'en était que mieux enraciné au sud de la limite représentée par le parallèle de 360 40′ de latitude nord. Sans doute, enfin, plusieurs milliers d'esclaves réussirent-ils à fuir le Sud grâce à l'Underground Railroad, ligne de caches qui accueillaient les Noirs et leur facilitaient le passage dans les États du Nord. En dépit de certains historiens affirmant que l'esclavage devait disparaître de sa belle mort, il était plus solidement établi que jamais au milieu du xixe siècle.

De plus en plus pourtant, les États du Nord considéraient comme anachronique l'existence de l'esclavage et supportaient difficilement la tutelle d'un Sud dépassé par l'évolution économique qui faisait désormais pencher la balance en faveur des zones industrielles de la Pennsylvanie, de l'Ohio, de New York et des États récents du Middle West. La fondation du Parti républicain, en 1854, traduisit cette évolution sur le plan politique et social, et l'élection à la Présidence de son candidat Abraham Lincoln, en 1860, fut la cause officielle de la guerre de Sécession.

L'émancipation

Charleston en ruines - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Charleston en ruines

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L'émancipation fut le résultat de la victoire du Nord sur le Sud, après une lutte féroce. En vertu du 13eamendement à la Constitution, entré en vigueur le 18 décembre 1865, toute forme de servitude était abolie sur le territoire américain. La loi sur les Civil Rights (« Droits civiques ») de 1866 donna aux Noirs le statut de citoyens, avec tous les droits qui y étaient attachés. Cependant comme, dès ce moment, les États sudistes cherchèrent à tourner la loi en établissant des « codes noirs », le Congrès élabora les 14e et 15e amendements (adoptés respectivement en 1868 et 1870), en vertu desquels aucune pratique discriminatoire ne pouvait être adoptée à l'égard de citoyens américains. Enfin, la loi sur les Civil Rights de 1875 interdit toute discrimination dans les transports et lieux publics.

Tout cet arsenal législatif n'empêcha pas les Noirs d'être frustrés des droits qui venaient de leur être attribués. Citoyens à part entière en théorie, ils demeuraient en fait au ban de la société, les Blancs refusant de les considérer comme des égaux. Ainsi que l'a montré l'historien C. Vann Woodward, cette ségrégation s'imposa peu à peu, à travers un tissu d'interdictions de plus en plus subtiles, qui allaient de la séparation à l'intérieur des voitures de chemins de fer à la fréquentation d'églises différentes, de l'exclusion des salles de spectacles à l'établissement de cimetières distincts. Dans la vie comme dans la mort, Noirs et Blancs ne devaient rien avoir en commun, sinon, peut-être, le même Dieu.

Cette évolution vers une ségrégation complète a été rendue possible par le régime fédéral que connaissent les États-Unis depuis leur origine. Les États conservent une liberté à peu près totale de régler le statut de leurs citoyens, et la chose était d'autant plus facile qu'en 1876 les « Bourbons », c'est-à-dire l'ancienne aristocratie des planteurs, avaient réussi à reprendre le pouvoir dans les onze États ex-sécessionnistes, en éliminant les gouvernements de la « Reconstruction ». Les Noirs furent, bien entendu, exclus des législatures et, de plus, privés de tous droits civiques en vertu de clauses comme celle du « grand-père » (ne pouvait être électeur que celui dont le grand-père avait déjà été électeur) ou celle de l'interprétation de la Constitution (l'inscription sur les listes électorales était réservée à ceux qui pouvaient expliquer tel article de la Constitution, et, pour les Noirs, le hasard tombait toujours sur le plus compliqué).

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La Cour suprême, gardienne de la constitutionnalité des lois, aurait pu et aurait dû intervenir pour faire respecter les 14e et 15e amendements. Dans tous les arrêts rendus à la fin du xixe siècle, elle préféra les ignorer, à la fois parce que les Blancs se désintéressaient complètement de la condition des Noirs et parce qu'elle ne tenait pas à entrer en conflit avec les gouvernements du Sud. Elle finit même par légaliser cette ségrégation dans l'arrêt « Plessy contre Ferguson » (1896) qui établissait le principe de « facilités séparées, mais égales ». Les États du Sud profitèrent de ces dispositions pour pousser la ségrégation à ses limites extrêmes, certains allant jusqu'à interdire le stockage des livres scolaires pour les enfants noirs et les enfants blancs dans un même local. C'est entre 1900 et 1910 que se situe le nadir, autrement dit le fond de l'abîme pour les Noirs aux États-Unis. Dans le Nord, il en allait autrement, mais seule une minorité de gens de couleur y était établie. L'émancipation se soldait donc par un désastre, qui explique l'acuité de la question noire au xxe siècle.

La « grande migration »

D'un point de vue purement légal, la condition des Noirs changea fort peu pendant la première moitié du xxe siècle, aucun effort n'ayant été tenté pour briser le carcan de la ségrégation inscrite dans les textes. Dans les faits, les changements sont cependant considérables.

<em>Portrait de Booker T. Washington</em>, H. O. Tanner - crédits : The State Historical Society of Iowa/ Des Moines

Portrait de Booker T. Washington, H. O. Tanner

L'intérêt envers les Noirs et leurs problèmes devint plus manifeste. À la fin du xixe siècle, l'un d'entre eux, Booker T.  Washington, avait pensé que le seul moyen d'améliorer la condition de ses frères de race était de leur donner un métier qui les mettrait à égalité avec les Blancs dans la vie sociale et leur permettrait, à moyen terme, de reconquérir des droits politiques. Il œuvra en ce sens dans son Institut de Tuskegee (Alabama), de 1881 à 1915. En 1909, pour commémorer le centenaire de la naissance de Lincoln, une conférence sur les Noirs se tint à New York et les participants décidèrent de fonder une association, la N.A.A.C.P. (National Association for the Advancement of Colored People), dont l'objet était de mettre fin à la ségrégation et de garantir les droits civiques des minorités de couleur. Un mensuel fut publié, The Crisis, dont la rédaction fut assurée, de 1910 à 1932, par William Burghard Du Bois, déjà connu pour ses travaux historiques et littéraires, et l'un des leaders du mouvement dit mouvement de Niagara qui fut à l'origine de la N.A.A.C.P.

Surtout, un vaste brassage social et géographique déplaça la question noire du Sud vers le Nord, à la suite de ce qu'on a appelé la « grande migration ». Jusqu'au début du xxe siècle, le gros de la population noire était concentré dans les États agricoles et ruraux du Sud. Les Noirs y étaient employés comme métayers ou fermiers, surtout pour la culture du coton. Mais la dépression de la fin du xixe siècle, la concurrence de nouveaux producteurs, les ravages du charançon restreignaient les possibilités d'emploi, alors que l'industrialisation progressait trop lentement pour créer un véritable appel de main-d'œuvre. Le Nord, au contraire, souffrait d'une pénurie constante de travailleurs non qualifiés, aggravée encore par la Première Guerre mondiale.

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À partir de 1910-1915, les Noirs quittèrent en masse le Sud pour les centres industriels de la Pennsylvanie, de l'Ohio, du Michigan, de l'Illinois. Avec une intensité variable selon la conjoncture, cette migration s'est poursuivie jusqu'à nos jours et continue encore, portant sur plusieurs millions d'individus. D'abord limitée au Nord-Est et à la région des Grands Lacs, elle gagna l'Ouest au cours de la Seconde Guerre mondiale, avec l'expansion des industries en Californie et dans l'État de Washington.

La question noire se pose désormais sur un plan national. En dehors du Sud, la ségrégation n'existe pas légalement, mais les Noirs ont tendance à se regrouper dans les mêmes quartiers, pour constituer des îlots homogènes au sein de la population blanche : ainsi pour New York, à Harlem et Peter Stuyvesant ; pour Chicago, à South Side ; pour Los Angeles, à Watts. Sans doute ces Noirs subissent-ils aussitôt les aléas de la civilisation industrielle, avec ses difficultés de logement, ses bas salaires pour tous ceux qui n'ont pas de qualification, son chômage chronique qui affecte les « gens de couleur » avant les autres. Sur le plan psychologique et sur le plan social, ils se sont cependant évadés du ghetto sudiste. Dans le Sud, le départ des Noirs s'accompagne d'une diminution du nombre des lynchages, d'un ralentissement des activités du Ku Klux Klan, sans pourtant incliner les Blancs vers une politique de compromis. Les émeutes raciales, longtemps limitées au Sud, deviennent le fait de toute l'Union, comme à East Saint Louis en 1917, à Detroit en 1943, touchant, en particulier, les grandes villes industrielles où les Noirs travaillent et vivent dans des conditions très pénibles.

Louis Armstrong - crédits : Bettmann/ Getty Images

Louis Armstrong

Une des raisons du mépris qui pesait sur les Noirs a longtemps été l'accusation de manquer de « culture ». Au xxe siècle, ils révèlent et font admettre des formes d'art originales. En musique, c'est la révélation du blues, du gospelsong, chants sacrés ou profanes, qui forment le fond du jazz, révélé par Louis Armstrong, Duke Ellington, Count Basie... Ce folklore donne lieu, pour les Blancs, à une exploitation dans des pièces comme The Emperor Jones d'Eugene O'Neill, et surtout dans l'opéra Porgy and Bess de George Gershwin. Des acteurs acquièrent une renommée internationale, tels Paul Robeson, Richard B. Harrison, Sidney Poitier, en même temps que des chanteuses de grande classe, comme Marian Anderson ou Leontyne Price, des danseuses comme Katherine Dunham. Enfin, apparaît une littérature noire américaine, avec Arna Bontemps, Richard Wright, James Baldwin, Langston Hughes. Bien avant les films d'un Spike Lee, les Noirs ont ainsi révélé les nombreux aspects d'un génie original et d'une extraordinaire fécondité créatrice.

Paul Robeson

Paul Robeson

Marian Anderson

Marian Anderson

James Baldwin

James Baldwin

Duke Ellington

Duke Ellington

Count Basie

Count Basie

Porgy and Bess

Porgy and Bess

Paul Robeson

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Marian Anderson

Marian Anderson

James Baldwin

James Baldwin

Duke Ellington

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Count Basie

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Porgy and Bess

Porgy and Bess

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Écrit par

  • : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Paris
  • : chargé de recherche au Centre d'études et de recherches internationales

Classification

Médias

Lyndon Johnson et Martin Luther King, 1964 - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Lyndon Johnson et Martin Luther King, 1964

Traite des Noirs - crédits : Rischgitz/ Getty Images

Traite des Noirs

Charleston en ruines - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

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