CARASCO RAYMONDE (1939-2009)
Née en 1939 à Carcassonne, la cinéaste Raymonde Carasco entreprend, au milieu des années 1970, une recherche sur la pensée-cinéma, « concept » hérité d'Eisenstein et que l'on retrouve, entre autres, dans les écrits de Gilles Deleuze et les œuvres de Jean-Luc Godard. Le tronc central de sa filmographie est constitué d'une quinzaine de films sur la culture des Indiens Tarahumaras (1978-2003), mise en perspective avec la pensée d'Antonin Artaud. Débutant dans la mouvance du cinéma expérimental, se poursuivant dans le champ du documentaire, voire de la fiction, les films de cette cinéaste singulière relèvent, selon Nicole Brenez, du « poème ethnographique ».
Fille d'un maçon espagnol, Julien (à qui elle consacre trois films), Raymonde Carasco soutient, en 1975, sous la direction de Roland Barthes, un doctorat de troisième cycle intitulé La Fantastique des philosophes : sa thèse pose la question du montage cinématographique dans ses rapports avec la pensée et les autres arts. L'essayiste se réfère notamment à Serge Eisenstein, à qui elle consacre un livre : Hors cadre Eisenstein (1979).
En 1977, Raymonde Carasco entreprend une « adaptation » de la nouvelle de Jensen Gradiva (1903). Du texte, analysé par Freud, ne demeure que l’aspect dynamique du fantasme d’un jeune archéologue touché par la grâce d’un pied féminin suspendu entre ciel et terre. Le motif du pied, démultiplié à l'infini, produit une fascination indéniable. Intitulé Gradiva-Esquisse I, ce court-métrage est apprécié par Marguerite Duras.
À la même époque, Raymonde Carasco part, avec son époux Régis Hébraud (qui sera l'opérateur et le monteur de tous les films de la saga Tarahumaras), pour le Mexique, en quête des traces de Que Viva Mexico !, le film monumental et inachevé d'Eisenstein (1932). Préoccupée par la question du hiéroglyphe, une « écriture de signes lisibles par tous », la cinéaste cherche, parmi les Indiennes qu'elle rencontre, une nouvelle Gradiva. Son itinéraire géographique et mental croise alors celui d'un autre créateur, Antonin Artaud, qui tira de son voyage mexicain en 1936 les textes de son livre, Les Tarahumaras.
Après Tarahumaras 78 (1979), œuvre charnière de sa filmographie où la fascination à l'égard d'un concept prolonge celle d'un motif et décline l'identité multiple d'une Gradiva amplifiée aux dimensions d'un peuple, Raymonde Carasco opère, à partir de Tutuguri-Tarahumaras 79 (1980), une fusion de ses préoccupations et formalise sa conception de la pensée-cinéma à travers une suite de poèmes ethnographiques qui trouve un aboutissement exemplaire dans Artaud et les Tarahumaras (1996).
Trois étapes jalonnent ce parcours : la route du Tutuguri (rite de printemps et d'été lié aux problèmes quotidiens, 1979-1987), celle du Ciguri (rite initiatique d'hiver, pratiqué par un chaman – « celui qui a accès à l'invisible » – et comportant l'absorption de peyotl, un cactus hallucinogène, 1996-1999) et le grand entretien avec le dernier chaman dans les cinq parties de Tarahumaras 2003-La Fêlure du temps.
La filmographie passe de la captation de rites natifs précolombiens (Tutuguri-Tarahumaras 79) à une authentique exploration des origines des mythes des Tarahumaras (Los Pintos, 1982) qui se poursuit avec Yumari (1984). Les cérémonies sont décryptées par un guide, Erasmo Palma, qui éclaire la cinéaste sur la genèse et les métamorphoses du rite du Tutuguri. Los Pascoleros-Tarahumaras 85 (1996) confronte la mécanique du rite – le film reprend les motifs de la cérémonie pascale déjà vue dans Los Pintos, mais en montrant l'envers du décor, les préparatifs – avec les textes d'Artaud. Ces coulisses font référence à son « théâtre de la cruauté ». Artaud et les Tarahumaras articule des séquences de[...]
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Écrit par
- Raphaël BASSAN : critique et historien de cinéma
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