RESNAIS ALAIN (1922-2014)
Le principe d'ironie
À la différence de Jean-Luc Godard, Resnais ne fait pas du cinéma le lieu d'enjeux essentiels. Pour lui, il n'est rien de plus qu'un moyen d'expression parmi d'autres. Il n'y a pas de mystique du cinéma chez Resnais, sa pratique à la fois passionnée et lucide ne cherche pas à en faire accroire, mais a néanmoins son ambition qu'il faut découvrir dans l'invisible relatif produit par ce moyen d'expression et par lui seul. Resnais, en effet, exploite l'aptitude du cinéma à produire un rythme purement intérieur, des images sonores ou visuelles fantomatiques, des « effets latéraux ». L'esprit du spectateur où s'élabore le film activement et comme sous hypnose, latéralement, devient le lieu d'une expérimentation. Il est possible d'envisager l'ensemble des films de Resnais comme irrigués par l'ironie. Il n'y a d'art chez lui que du semblant, de l'humour, de l'ironie sur fond de cliché (les vagues se brisant sur les rochers dans Stavisky..., les transparences de Providence, le mélo tout autant revendiqué que la chanson de variété). Il est plusieurs lieux où déceler une telle ironie : dans les dialogues, les portraits, les situations, les actions, dans les images, la mise en scène (la séquence Crépax-Godard dans La guerre est finie), la musique (le « refrain » de Smoking tout particulièrement)...
Hors ces moments ponctuels, il existe chez Resnais, et plus tôt qu'on ne le croit, une forme ironique globale que les œuvres de sa dernière période, comme Les Herbes folles (2009), Vous n’avez encore rien vu (2012), ou Aimer, boire et chanter (2014) mettront en lumière. Sans chercher à entrer dans les complications terminologiques qui, distinguant humour, trait d'esprit, plaisanterie, absurde, ironie, imposeraient une typologie arbitraire, il devient ainsi possible de reconnaître l'existence d'un terreau ou d'un territoire ironique chez Resnais. Deux pôles se dessinent alors entre lesquels oscille toute son œuvre. Gilles Deleuze, à un tout autre sujet, esquisse une polarité humour/ironie : l'ironie suppose un mouvement de la pensée qui remonte de la loi (envisagée dans l'indétermination de son contenu) vers un plus haut principe ; l'humour désigne le mouvement inverse qui descend de la loi vers un mieux relatif. Je t'aime je t'aime représente une forme du pôle humour par l'excès de zèle, l'obéissance docile dans l'indétermination du contenu. Claude Ridder prend la loi à la lettre pour en montrer l'absurdité : il en travaille obliquement et comme pour rire les conséquences. On peut déceler le symétrique inversé de ce principe dans Marienbad. La loi narrative (situation, personnage, action) est renversée ironiquement par remontée vers un principe supérieur non formulé. Grâce à un élément informel, destructeur de l'ordre narratif, le film tourne ironiquement autour de ce principe supérieur où l'inversion du temps produit une inversion de contenu, de qualité, de système de valeur. Mon Oncle d'Amérique illustrerait également ce versant ironique (le plus haut principe y étant cette fois une nature première dont l'interprète serait Henri Laborit) comme Muriel, le versant humour. Selon Vladimir Jankélévitch, l'ironie nous « délivre de nos terreurs », mais elle nous « prive de nos croyances », « fort heureusement », ajouterait Resnais. On peut souscrire à cette considération de Kundera dont la transposition n'est pas difficile à effectuer : « Inutile de vouloir rendre un roman „difficile“ par affectation de style ; chaque roman digne de ce mot, si limpide soit-il, est suffisamment difficile par sa consubstantielle ironie. »
Alain Resnais est mort à Paris le 1er mars 2014.
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Écrit par
- Jean-Louis LEUTRAT : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
Classification
Média
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