SHOAH
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En hébreu, shoah signifie catastrophe. Ce terme est de plus en plus employé, de préférence à holocauste, pour désigner l'extermination des juifs réalisée par le régime nazi. Il suggère un sentiment d'épouvante religieuse devant l'anéantissement qui fondit soudain sur des millions d'innocents. La persécution avait jusque-là accompagné l'existence du peuple juif ; elle prit avec le IIIe Reich une forme extrême, celle d'une entreprise d'annihilation qui devait faire disparaître à jamais un peuple de la face de la Terre.
Dans ses grandes lignes, l'événement est aujourd'hui l'objet d'une connaissance historique assurée, qui s'appuie sur des sources multiples : documents d'époque, nombreux et malgré tout lacunaires ; témoignages de survivants ; aveux circonstanciés d'exécutants devant les tribunaux, qu'il s'agisse des procès de Nuremberg au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de celui d' Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961 ou de gardiens de camps en Allemagne fédérale dans les années 1960 et 1970. Nous savons l'essentiel sur l'organisation du crime, les méthodes employées, le nombre approximatif des victimes. En raison de sa complexité et de sa monstruosité, la Shoah demeure toutefois pour l'historien un foyer d'interrogations. Les divergences d'évaluation sont visibles dès lors qu'il s'agit de reconstituer la genèse de l'événement, de définir les conditions qui en ont permis la réalisation ou d'apprécier sa place dans l'histoire. Enfin, par-delà ce qu'autorisent les moyens de l'investigation historique, la Shoah continue de lancer un défi à la conscience morale de l'humanité et en particulier à celle de l'Europe.
L'entreprise d'extermination
Rappelons au départ les traits majeurs du génocide et son bilan. L'entreprise d'extermination commença en 1941. Dans les années précédentes, les juifs avaient eu à subir discriminations et violences de la part du régime nazi. Plusieurs centaines de juifs allemands furent assassinés dans les mois qui suivirent la prise du pouvoir en 1933 et surtout lors du pogrom d'État connu sous le nom de Nuit de cristal (10 nov. 1938). Plusieurs milliers de juifs polonais furent exécutés sommairement au cours de la campagne de Pologne en septembre 1939 ; dans les deux années suivantes, des dizaines de milliers d'autres moururent par suite de leurs horribles conditions de vie dans les ghettos et les camps de travail forcé. Ces violences et ces morts, qui témoignent suffisamment de la haine profonde des nazis pour les juifs, ne s'inscrivaient pas, toutefois, dans un plan d'extermination.
C'est en 1941 que fut lancé le génocide à l'échelle européenne. On dispose à cet égard d'un document crucial, le procès-verbal de la fameuse conférence de Wannsee, qui se tint à Berlin le 20 janvier 1942. Selon le témoignage donné par Eichmann à Jérusalem, ce procès-verbal fut épuré ; tout ne devait pas apparaître de ce qui avait été dit, mais l'essentiel devait s'y trouver. Convoquée par Reinhard Heydrich, l'un des adjoints de Heinrich Himmler et le responsable direct de la police nazie, cette conférence réunissait les secrétaires d'État des principaux ministères. Himmler et Heydrich, sur qui reposait l'exécution du crime, avaient besoin de la coopération de l'administration allemande. La conférence aurait dû avoir lieu le 9 décembre 1941 ; les invitations avaient été lancées dès la fin de novembre. Au moment où Heydrich mettait au courant le cercle extérieur des participants, la décision était manifestement tombée depuis au moins deux ou trois mois.
La « solution finale de la question juive », présentée lors de cette conférence, concernait l'Europe entière. Les statistiques préparées par Eichmann incluaient même les juifs résidant dans des pays qui n'étaient pas occupés par le Reich, comme la Suisse ou le Portugal. Dans l'immédiat, ceux qui se trouvaient sous contrôle allemand devaient être déportés à l'Est. Le protocole demeure elliptique sur le sort qui les attendait ; il mentionne la mise au travail de ceux qui y seraient aptes et passe sous silence le sort des autres (enfants, vieillards, malades, infirmes). Il est facile, pourtant, de le connaître en considérant ce qui était prévu pour les juifs capables de travailler : il était indiqué qu'ils seraient exterminés par le travail intensif ; ceux qui survivraient devraient être tués pour empêcher toute renaissance du « danger juif ». Si même les juifs aptes au travail devaient en définitive disparaître, le sort des autres ne pouvait faire de doute. Que ce soit par mort immédiate ou par mort différée, tous les juifs disparaîtraient de l'Europe.
Le document ne dit rien sur la manière dont devait se faire cette « disparition », bien que l'on sache par le témoignage de Eichmann que la question fut très ouvertement discutée lors de la réunion. En pratique, deux méthodes furent utilisées : la fusillade et le gazage.
La méthode de la fusillade fut appliquée avant tout en Union soviétique, subsidiairement en Pologne et en Yougoslavie. L'extermination massive de juifs commença en U.R. S.S., dans le sillage de la campagne lancée le 22 juin 1941 par Adolf Hitler. Des unités de la police et de la S.S., les Einsatzgruppen, se livrèrent sur les arrières du front à des massacres d'hommes juifs, avant de s'en prendre à partir du mois d'août aux familles tout entières. Ces massacres se firent sous des formes d'une rare barbarie. Les victimes étaient amenées hors des agglomérations auprès de grandes fosses. Contraintes de se déshabiller et de faire la queue jusqu'au lieu d'exécution, il leur fallait s'agenouiller au bord de la fosse ou se coucher au fond du trou sur la rangée de victimes précédentes pour être tuées d'une balle dans la nuque ou dans la tête. Cette boucherie fit en tout au moins 1 million de morts.
La fusillade continua à être utilisée dans les années suivantes en Union soviétique, mais, dès l'automne de 1941, les nazis recoururent à la méthode du gazage, qui avait le triple avantage d'être plus efficace au vu du nombre des victimes, de pallier la tension psychique ressentie par les bourreaux et de mieux préserver le secret. Cette deuxième étape coïncida avec le lancement de l'entreprise d'extermination à l'échelle européenne vers le début de l'automne de 1941. Jusque-là, les victimes avaient été tuées sur place ; désormais, elles seraient amenées aux centres d'exécution que la S.S. commença à construire à l'Est dès la fin de 1941. La machine de déportation, dirigée par le service d'Eichmann à Berlin, tourna à plein régime à partir du printemps de 1942.
Le gazage avait déjà été employé par les nazis pour tuer les malades mentaux allemands dans le cadre de ce qui fut improprement appelé l'opération d'« euthanasie », une opération qui débuta à l'automne de 1939 et fit plus de 275 000 victimes, selon les estimations retenues par le tribunal de Nuremberg. La procédure alors inventée fut reprise sans changement majeur et appliquée aux juifs. Les victimes étaient priées de se dévêtir sous prétexte de prendre une douche et amenées dans des pièces hermétiques camouflées en salles de douches, où elles étaient enfermées et gazées depuis l'extérieur. Des camions à gaz furent également utilisés ; au lieu d'être amenées à une salle de douches factices, comme on le leur avait dit, les victimes dévêtues étaient poussées dans un camion muni d'un caisson hermétique et dont les gaz d'échappement étaient dirigés vers l'intérieur. Les cadavres étaient ensuite incinérés ; tous les objets et accessoires, jusques aux dents en or et aux cheveux, étaient soigneusement récupérés.
L'assassinat par gazage se produisit dans certains camps de concentration ; mais il fut avant tout effectué dans des camps créés pour pratiquer l'extermination sur une grande échelle. Ces camps d'extermination furent au nombre de six, tous situés sur le territoire de l'ancienne Pologne ; deux d'entre eux (Chelmno et Auschwitz) étaient localisés en Pologne annexée et se trouvaient donc formellement en territoire du Reich. Parmi ces six camps, quatre furent exclusivement des camps d'extermination et servirent à tuer en priorité les juifs de Pologne, subsidiairement des juifs d'autres provenances. À Chelmno (environ 150 000 victimes), des camions à gaz furent utilisés, tandis qu'à Belzec (550 000), Sobibor (200 000) et Treblinka (750 000), soit les trois camps créés dans le cadre de l'« Action Reinhard », les victimes furent tuées dans des salles de douches factices à l'aide des gaz d'échappement produits par de gros moteurs Diesel.
Les deux derniers camps furent à la fois des camps de concentration et des camps d'extermination ; la sélection pour le travail, qui ne concernait qu'une petite partie des arrivants, équivalait de toute façon à une extermination différée. Le camp de Maïdanek, près de Lublin, n'eut qu'une importance limitée (50 000 victimes), à la différence de celui d' Auschwitz. Conçu au départ pour des prisonniers politiques polonais, Auschwitz fut agrandi pour recevoir des prisonniers de guerre soviétiques, avant de devenir un immense camp de production économique, dont la main-d'œuvre servile venait de l'Europe entière. Une extension du camp, située à Birkenau, fut spécialement affectée à l'extermination des juifs. Des installations y furent construites sur une grande échelle ; au sommet de leur activité, pendant l'été de 1944, les crématoires brûlaient plus de 20 000 cadavres chaque jour. C'est là que furent tués la plus grande partie des juifs amenés de l'Europe occidentale et balkanique au terme d'un hallucinant voyage dans des trains de marchandises. Le gaz utilisé était un désinfectant puissant, le zyklon B ; au moins 1 million de juifs furent tués dans cet « anus du monde ».
Les estimations concernant le total des victimes juives s'échelonnent entre 5 et 6 millions. En suivant, comme on l'a fait jusqu'ici, l'évaluation (5 100 000) de Raul Hilberg (La Destruction des juifs d'Europe), que certains historiens jugent trop basse, les fusillades firent environ 1 300 000 victimes ; les camps, avant tout les camps d'extermination, furent responsables de la mort de près de 3 millions de personnes ; et plus de 800 000 autres personnes succombèrent aux privations et maladies que leur valut l'enfermement dans les ghettos. Le résultat fut la disparition de la plus grande partie des juifs d'Europe orientale, et notamment de près de 3 millions de juifs polonais. En même temps qu'eux fut anéanti tout un univers de traditions et de culture, une mosaïque de mémoires et d'aspirations aux richesses désormais évanouies.
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Écrit par
- Philippe BURRIN : professeur d'histoire à l'Institut de hautes études internationales, Genève (Suisse)
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Médias
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