SOPHISTIQUE
La sophistique est d'abord ce mouvement de pensée qui, à l'aube présocratique de la philosophie, séduisit et scandalisa la Grèce entière. Hegel qualifie les premiers sophistes, dans l'Athènes de Périclès, de « maîtres de la Grèce » : au lieu de méditer sur l'être comme les Éléates, ou sur la nature comme les physiciens d'Ionie, ils choisissent d'être des éducateurs professionnels, étrangers itinérants qui font commerce de leur sagesse, de leur culture, de leurs compétences, comme les hétaïres de leurs charmes. Mais ce sont aussi des hommes de pouvoir, qui savent comment persuader des juges, retourner une assemblée, mener à bien une ambassade, donner ses lois à une cité nouvelle, former à la démocratie, bref, faire œuvre politique. Cette double maîtrise a sa source unique dans la maîtrise du langage, sous toutes ses formes, de la linguistique (morphologie, grammaire, synonymique) à la rhétorique (étude des tropes, des sonorités, de l'à-propos du discours et de ses parties). Mais les avatars de la transmission n'ont laissé subsister jusqu'à nous que fort peu de fragments originaux, d'ailleurs enchâssés dans des témoignages ou des interprétations visant à les disqualifier. Reconstituer les thèses et les doctrines relève d'une paléontologie de la perversion, puisque les mêmes textes sont source de notre connaissanceet de notre méconnaissance de la sophistique.
C'est ici que la structure vient relayer l'histoire : la sophistique est un produit de la philosophie. La tradition dominante, platonico-aristotélicienne, construit en effet avec la sophistique un double d'autant plus inquiétant qu'il est plus difficile à distinguer d'elle-même, comme le loup du chien et la mauvaise intention de la bonne. La philosophie institue ainsi ses propres limites et tente de forclore, comme « sophisme » par exemple, tout autre discours que le sien : « Ceux qui se posent la question de savoir s'il faut ou non honorer les dieux et aimer ses parents n'ont besoin que d'une bonne correction, et ceux qui se demandent si la neige est blanche ou non n'ont qu'à regarder » (Aristote, Topiques, I, 105 a 5-7).
Dans cette perspective, on comprend l'intérêt qu'il y a à étudier les retours de la chose sophistique, la manière dont elle ne cesse de déjouer la censure philosophique, particulièrement avec le mouvement qui se désigne lui-même, en pleine période impériale, soit cinq siècles après Protagoras et Gorgias, comme « seconde sophistique ». Autre chose que la philosophie, que la métaphysique de Platon et d'Aristote jusqu'à Hegel, et pourtant rien de purement et simplement irrationnel : voilà pourquoi la sophistique est un enjeu toujours actuel. Bien entendu, on ne cesse de la tirer d'un côté ou de l'autre : première ébauche de l'Aufklärung, premier existentialisme tragique. Mais, à travers les contradictions de la critique, l'hétérodoxie sophistique fait encore percevoir le caractère d'artefact de la frontière entre rationnel et irrationnel.
Les hommes, les actes, les œuvres
Les sophistes nous sont assez mal connus : leurs écrits ont presque tous disparu ; leurs témoins les plus proches et les plus autorisés sont leurs adversaires ; nos informateurs les plus bavards sont des compilateurs tardifs. Dans le champ de ruines qu'est pour nous leur œuvre, quatre figures se dressent avec un relief qui reste saisissant, celles de Protagoras, de Gorgias, de Prodicos et d'Hippias.
Protagoras d'Abdère
À part une légende peu croyable, d'après laquelle il aurait été portefaix et se serait fait remarquer de Démocrite par son art pour nouer le fagot, on sait peu de chose sur la formation de Protagoras (env. 490-env. 420) ; ses origines sont probablement moins humbles. Il eut une immense réputation[...]
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Écrit par
- Jacques BRUNSCHWIG : professeur à l'université de Paris-X-Nanterre
- Barbara CASSIN : chargée de recherche au C.N.R.S.
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