STRUCTURALISME
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Le structuralisme n'est pas une école de pensée facilement identifiable. À la fin des années 1950, la référence au concept de structure est générale dans le champ des sciences humaines, et trois colloques aux titres évocateurs attestent à la fois de cette généralisation de la notion, de sa dispersion... et de son imprécision : en 1959, Sens et usages du terme structure (R. Bastide dir., Mouton, 1962), en 1957, Notion de structure et structure de la connaissance (Albin Michel, 1957) et, en 1959, Entretiens sur les notions de genèse et de structure (Colloque de Cerisy, Mouton, 1965). Ils mobilisent alors savants des sciences de la nature, sociologues, anthropologues, psychologues, économistes, historiens, théoriciens de la littérature, linguistes et philosophes. Signes de Maurice Merleau-Ponty, qui paraît en 1960, atteste de ce que le « structuralisme » est bien devenu, sous ce nom, un enjeu de pensée non seulement interdisciplinaire ou transdiciplinaire, mais aussi « philosophique ». Pourtant, ce dernier qualificatif ne devrait pas désigner un statut de prestige ou de légitimation ultime, mais un « fait » dont l'évidence impérieuse ne va plus de soi aujourd'hui, et réclamerait une mise en perspective historique sérieuse.
Celle-ci rencontrerait inévitablement la difficulté suivante. Chaque discipline a pu reconnaître, sur les bases de son propre développement, un intérêt plus ou moins central pour le concept de structure qu'elle s'est efforcée de définir pour son propre compte (en biologie, en sociologie, en mathématiques, en anthropologie, en linguistique...). Ces thématisations de la « structure » n'ont pas eu lieu en même temps, elles ne sont pas nécessairement isomorphes, elles relèvent de types de rationalité hétérogènes. Enfin, elles ne présupposent pas une « essence » du structuralisme qui leur serait commune.
Or ce qu'on appelle couramment « structuralisme » est précisément cette précipitation, au sens chimique du terme, qui laisse poindre à la fin des années 1950 l'espoir d'une unité des travaux en sciences humaines, et même, chez certains, la perspective d'une recomposition majeure des savoirs, par-delà les coupures entre culture scientifique et culture lettrée ou même entre nature et culture. Ce double espoir a sans conteste affecté chacune des disciplines concernées, et orienté – un temps au moins – leur évolution. Il leur a permis d'envisager d'autres relations avec les disciplines voisines. Pour certaines, il les a conduites à projeter leur avenir à partir des quelques lignes que Ferdinand de Saussure consacre à la sémiologie dans le Cours de linguistique générale, lorsqu'il évoque « une science générale des signes au sein de la vie sociale ».
Cette science « projetée » a déjà des attaches paradoxales avec la linguistique : elle est, selon Saussure lui-même, un horizon dont la linguistique reste pourtant l'esquisse la plus achevée. On peut penser que ces attaches paradoxales se répercutent et se démultiplient dans ce qu'on peut appeler le « structuralisme généralisé ». Dans les années 1960 et 1970, les termes de sémiologie ou de sémiotique renvoient à un projet scientifique polymorphe, rencontrant en philosophie comme en anthropologie une inquiétude qui remonte au moins aux Lumières : celle des conditions de possibilité et de légitimité d'une science de l'homme. À partir d'une interprétation très libre et peu consensuelle des concepts saussuriens et de la linguistique post-saussurienne, de l'idée d'une « fonction symbolique » que chaque discipline précise pour son propre compte, la thématisation de la structure consistera, dans l'un de ses aspects les plus importants, à explorer par des voies diverses les possibilités et les impasses d'une telle anthropologie « sémiologique ».
Pourtant, cette dénomination ne saurait prétendre à la stabilité d'une « doctrine », ni à l'homogénéité de principes méthodologiques et épistémologiques susceptibles de « s'appliquer » indifféremment à tous les secteurs de la production symbolique humaine. Dans l'histoire de la linguistique, on voit le concept de structure – quand il est utilisé – se réaliser dans des théories et des objectifs qui ne sont pas entièrement compatibles. En anthropologie – discipline qui, à partir des Structures élémentaires de la parenté de Claude Lévi-Strauss, va pourtant montrer la voie –, la revendication de scientificité passe par une restriction austère et exigeante du champ d'application de la notion de « structure », et par la manifestation d'une méfiance critique ombrageuse vis-à-vis de toute extension de ce champ.
Quel que soit le jugement qu'on puisse porter sur ce « moment » structuraliste, on peut dire avec la distance de l'historien qu'il a constitué un effort désordonné mais intense de rapprochement entre les sciences humaines et la philosophie, et témoigné à sa manière, dans la seconde moitié du xxe siècle, à la fois des défis lancés à la raison, et de la nécessité permanente à en renouveler les formes et les représentations.
Le structuralisme linguistique
Le structuralisme ne constitue pas à proprement parler une communauté de doctrine. Il se caractérise plutôt par le partage d'un ensemble de principes très généraux qui peuvent orienter ou infléchir les recherches dans des directions différentes : attention portée au signifiant phonique, tentative pour rendre compte de la langue en termes de pure combinatoire, réflexion sur la forme dans les phénomènes linguistiques, prise en compte de la diversité des codes et des normes qui règlent la langue (écrit et oral), etc. Seule, d'ailleurs, cette orientation méthodologique et épistémologique du structuralisme linguistique assure la continuité réelle à partir de Ferdinand de Saussure : le Cours de linguistique générale (publié en 1916) propose une réflexion sur les conditions de possibilité les plus générales d'une connaissance des langues plutôt qu'une doctrine linguistique développée.
Principes généraux
Les écoles structuralistes en linguistique se développent à partir des années 1920 essentiellement à Prague, Copenhague et aux États-Unis. Genève et Paris (les deux villes où Saussure enseigna) donnèrent plutôt naissance à des personnalités originales, informées, mais relativement isolées. Le point de vue structural, dans ses différentes versions, dominera l'avant-garde des recherches linguistiques jusqu'au début des années 1960 et l'apparition du générativisme de Noam Chomsky. On pourrait schématiser ainsi les caractéristiques communes à ces écoles :
– Le fonctionnement de toute langue obéit à des règles que les sujets parlants adultes mettent en œuvre individuellement, sans connaître explicitement le système dont elles relèvent. La description de ce système, ainsi que la détermination des différents niveaux de l'analyse linguistique (phonème, morphème ou monème, syntagme, phrase, etc.) incombent au linguiste dans une perspective délibérément non normative et constructiviste : la langue est l'objet d'une reconstruction à partir des données individuelles de la parole des sujets. Dans le structuralisme américain, par exemple, le travail sur corpus (échantillon de langue constitué d'énoncés oraux ou écrits) va devenir un enjeu de la théorie du langage et de ses méthodes. L'orientation synchronique du structuralisme (on étudie un état de langue et non le devenir d'une langue, son évolution diachronique) découle de ce premier principe : les sujets parlants ignorent les lois d'évolution de la langue qu'ils parlent ; ils obéissent à des contraintes de structure « actuelles ». Ce principe méthodologique implique à son tour un choix fondamental : ce sont des énoncés dont il s'agit de rendre compte, et non de la situation de communication ou de l'intention de l'émetteur. L'idée de structure implique bien, de ce point de vue, qu'on travaille sur un ensemble clos de données : certains linguistes parlent à ce sujet de texte, dont le modèle explicatif devrait pouvoir rendre compte de manière exhaustive, en ce qui concerne tant la structuration du signifiant que celle du signifié. Par rapport à ce texte, les intentions du sujet parlant et les conditions concrètes de l' énonciation échappent à l'analyse structurale qui, sans en dénier l'existence, en laisse la charge aux disciplines connexes : sociologie, psychosociologie, psychanalyse, anthropologie, etc. Si toutefois Roman Jakobson, Émile Benveniste, Charles Bally étudient certains aspects du procès de l'énonciation, c'est uniquement dans la mesure où le code linguistique (dans le système des pronoms, des embrayeurs, du système verbal, des modalisateurs, etc.) porte la trace systématique et manifeste, objectivée, de la subjectivité des locuteurs. Là encore, ce n'est donc pas la subjectivité toute-puissante, infiniment variable dans ses manifestations discursives, qui les intéresse, mais plutôt la subjectivation contrainte par le jeu des règles systématiques de la langue.
– La définition du signe arbitraire comme unité indissociable du signifiant et du signifié implique non seulement la forclusion du référent (le linguiste n'a pas affaire à une réalité extérieure à la langue, ou aux états mentaux des locuteurs), mais une conception du sens comme pur effet de structure, et une conception de la forme comme antérieure à tout contenu. Si le structuralisme place le signe au cœur de ses constructions théoriques, c'est donc dans une perspective explicitement non substantialiste, qui suppose une réflexion renouvelée sur l'identité d' unités linguistiques purement différentielle et oppositive. Le signe n'est signe que pour un autre signe, dans un faisceau de relations qui lui confèrent sa valeur. C'est là un thème fondamental de Saussure : la langue est une forme et non une substance. Il résulte de cet axiome une certaine incommensurabilité entre les langues, et le structuralisme est en ce sens un relativisme linguistique qui ne reconnaît pas d'universaux linguistiques.
L'incommensurabilité des codes est l'affirmation – dont le statut épistémologique varie d'une théorie à l'autre (fait empirique, décision théorique, culturalisme, postulation de type logique, etc.) – qu'il n'existe pas de langue neutre, de langue-étalon, susceptible de rendre possible une transposition sans reste d'une langue à l'autre. Dans le structuralisme américain, cette thèse est discutée à partir de l'affirmation par Benjamin Lee Whorf et Edward Sapir selon laquelle la langue est une conception du monde, et elle nourrit de nombreux débats sur les limites de la traductibilité.
– La langue est un fait social, et non un organisme vivant. Elle est une émanation de la communauté sociale, de son histoire, et elle contribue à la fonder en retour en tant que communauté parlante : elle constitue comme l'« infrastructure » de la culture. Dans des styles épistémologiques différents, Benveniste et Jakobson insistent particulièrement sur ce point, et contribuent de cette manière aux extrapolations extralinguistiques du « structuralisme généralisé » (non linguistique) qui se manifestent en anthropologie et en sociologie, dans la sémiologie et les théories du texte littéraire.
S'il n'existe pas d'accord unanime en ce qui concerne la définition de la structure, c'est peut-être d'abord parce que son émergence, à partir de la notion saussurienne de système, n'a été ni linéaire ni directe et reste même discutable du point de vue épistémologique.
Prague et le signifiant
C'est sans doute à Prague que la filiation à la problématique saussurienne s'affirme le plus explicitement. Créé en 1926 à l'université Charles de Prague à l'initiative de Vilèm Mathésius (1882-1945), le cercle de Prague ne se fait connaître en tant que tel qu'en 1929, au premier congrès international des slavistes par un manifeste rédigé en français et publié dans la première livraison des Travaux du cercle linguistique de Prague. Cette manifestation publique suit d'une année le premier congrès international des linguistes à La Haye. Ce qu'on reconnaît comme le premier manifeste du structuralisme coïncide donc à un an près avec l'institutionnalisation internationale de la profession sous une dénomination (« linguiste ») qui a émergé lentement au cours du xixe siècle avec cette acception (spécialiste de linguistique), et non avec l'ancienne (« polyglotte »). Constitué de personnalités fortes et bénéficiant d'apports de l'Europe entière, les activités du cercle permettent l'émergence de trois membres éminents, tous russes. Sergueï Karcevski (1884-1955), résident à Genève de 1906 à 1916, a bénéficié de l'enseignement direct de Saussure. Il le diffuse largement à Moscou après la révolution de 1917. Roman Jakobson (1896-1982) animait à Moscou un cercle très actif qui, indépendamment de l'enseignement de Saussure, affirmait l'autonomie de la forme par rapport au sens, focalisait l'attention scientifique sur les formes littéraires et les traditions populaires, en liaison étroite avec une avant-garde artistique féconde. Mais ce sont sans doute les travaux de Nikolaï Sergueïevitch Troubetzkoy (1890-1938) qui fixent certains des traits les plus marquants du structuralisme, en particulier l'identification (abusive, mais tendanciellement inévitable) de ce courant de la linguistique à la phonologie.
La diversité des centres d'intérêt du structuralisme pragois et de ses membres oblige à chercher son unité au niveau des principes généraux qui l'animent. Schématiquement, on peut soutenir que c'est l'exploration et la mise en œuvre de la notion de fonction du langage – parallèlement à celle de forme – qui oriente et fédère ses différents aspects, interprétant de manière originale la notion de système. La troisième thèse du manifeste définit la langue comme « un système fonctionnel ». La « fonction » émerge dans le courant pragois à partir de plusieurs sources : la psychologie gestaltiste inspirerait en partie les Principes de phonologie historique (1931) de Jakobson, qui retient que la forme linguistique est une fonction de plusieurs variables, donnant ainsi sans doute l'un de ses sens à la notion de structure. Husserl – dont certains membres du cercle ont été les élèves – est souvent cité avec la phénoménologie, sans qu'il soit possible de mesurer une influence directe. Mais la notion de fonction est chez les Pragois le lieu d'une polysémie complexe. La fonction est d'une part le but de la communication, car la langue est un moyen en vue d'une fin. Jakobson, avec son schéma de la communication en six composants (émetteur, destinataire, code, canal, référent, message), reprend et modifie une typologie de Karl Bühler (Théorie du langage, 1934) qui distinguait principalement trois fonctions du langage : la représentation, l'expression et l'appel (action sur l'interlocuteur). Ces typologies aboutiront, entre autres, à un renouvellement de la réflexion sur les différences entre messages à fonction esthétique et non esthétique, et sur la poétique (notamment chez Hávránek, Mukařovský, Jakobson...). Mais la fonction est aussi ce qui permet de distinguer les signes ou les composants du signe dans le système de la langue : c'est le principe de pertinence. Cette définition donnera lieu à de nombreuses discussions, en particulier dans le débat sur le phonème et dans la confrontation avec les thèses du structuralisme américain. La fonction désigne enfin l'adaptation évolutive du système global de la langue aux besoins des locuteurs de la communauté linguistique (conception téléologique des changements). Le structuralisme pragois restaure par là les éléments d'un débat qui se développa à la fin du xixe siècle autour de la caractérisation des lois phonétiques (sont-elles naturelles ? historiques ? tendancielles ?).
Le structuralisme pragois se signale donc par l'insistance à intégrer le point de vue de la communication dans l'appareil explicatif d'une linguistique de la structure. Encore faut-il préciser la spécificité de ce point de vue : l'idée que la langue est un instrument de communication est un lieu commun de la grammaire depuis les origines. Celle qui fait de la communication une fonction inhérente au système de la langue lui-même prend sans doute naissance à la fin du xixe siècle, mais aux confins de la linguistique, de la psychologie et de la sociologie naissantes, en réaction aux métaphores organicistes de l'époque. Elle n'est cependant exploitée en corrélation étroite avec l'idée de système, et d'un point de vue strictement liguistique, que par le cercle de Prague. Enfin, tant la conception téléologique de l'évolution des systèmes linguistiques (la diachronie) que l'assujettissement de la structure à une intention de communication ou d'expression dépassent manifestement l'enseignement de Saussure qui, dans le Cours, assume les positions antitéléologiques de ses maîtres néo-grammairiens et ne réserve qu'une place marginale au schéma de la communication.
C'est dans l'analyse du signifiant phonique que l'héritage saussurien est à la fois le plus clairement assumé et dépassé. Le point de départ des positions pragoises illustrées principalement par Troubetzkoy (La Phonologie actuelle en 1933) et Jakobson est la distinction établie entre phonétique et phonologie. La phonétique a pris son essor dans différents pays à la charnière des deux siècles, inaugurant un débat fondamental qui concerne la définition même du phonème et sa nature : psychologique pour Baudouin de Courtenay ou Sapir, « incorporelle » pour Saussure, physique pour Daniel Jones, etc. Prague clarifie et systématise ce débat : on doit faire la part, dans le matériau de la langue, entre les sons qui autorisent des différenciations sémantiques (phonologie) et ceux dont les variations ne sont associées à aucune différenciation sémantique (phonétique), et qu'on peut renvoyer de la sorte à une variation stylistique ou dialectale, justiciable d'un point de vue physiologique/acoustique. L'effort tend ici vers une définition fonctionnelle strictement linguistique. L' opposition saussurienne de la langue (système abstrait, collectif) et de la parole (réalisation concrète, individuelle) justifie cette partition. L'objet propre de la phonologie sera donc l'ensemble des oppositions phonologiques (par exemple, pré/près) qui caractérisent chaque langue en propre, ainsi que l'étude des traits distinctifs qui permettent de distinguer plusieurs paires de phonèmes dans une langue donnée. C'est dans la notion de « pertinence » que l'idée de structure s'actualise ici : les relations entre les unités phonologiques sont comprises en rapport avec l'absence ou la présence de traits distinctifs ou corrélations (palatalisation/ non-palatalisation, nasalisation/non-nasalisation, etc.) qui constituent le système phonique de la langue considérée. Les Principes de phonologie de Troubetzkoy (1939) fondent dans une large mesure les travaux contemporains dans le domaine. Cette logique binaire des « traits » (marqué/non-marqué) rencontre sans doute les théories de l'information qui se développeront dans les années 1945-1950. Elle est l'objet dans les années 1930 de l'attention de Jakobson, qui remet en cause en son nom la consistance même du concept de phonème : le plus petit élément de la langue que l'on ne peut décomposer serait lui-même constitué d'un faisceau de traits. Du même coup est contesté le principe saussurien de la linéarité du signifiant, qui veut que dans l'énoncé (ou le signifiant) les éléments discrets se succèdent et ne puissent apparaître ensemble. Mais la contrepartie de cet écart est une tentative qui évoque le tableau de Mendéleev dans les sciences de la matière, et fournit à la phonologie contemporaine un champ de recherches et de débats fécond. En réduisant les traits distinctifs à douze oppositions binaires (neuf sont des traits de sonorités, trois des traits de tonalité), la charpente phonique de toute langue doit pouvoir entrer dans un tableau constitué de douze cases à valeur universelle, chacune étant affectée d'un signe + ou —selon le matériau linguistique considéré, facilitant d'autant la typologie et la comparaison des langues. La discussion scientifique sur les universaux, récurrente dans l'histoire des théories du langage, s'en trouve également réactivée à partir de nouveaux principes et sur une base proprement linguistique.
Le structuralisme américain
Le développement du structuralisme américain est d'abord lié aux deux figures tutélaires majeures de Leonard Bloomfield (1887-1949) et Edward Sapir (1884-1949), puis à leurs disciples (parmi lesquels Zellig Harris et Charles F. Hockett). La confrontation sur le continent américain à la diversité de langues indigènes inconnues plus grande que dans l'Europe occidentale explique en partie les positions radicales du structuralisme américain vis-à-vis du sens, surtout après la Seconde Guerre mondiale (toute intuition sémantique est alors méthodologiquement bannie des procédures d'analyse), ainsi que le balancement de la linguistique structurale américaine entre formalisme et anthropologie (sous l'influence de Franz Boas, 1858-1942). Le structuralisme développé par la postérité bloomfieldienne retient d'abord l'idée que la structure linguistique d'une langue est constituée de strates qui déterminent plusieurs niveaux dans l'analyse. De ce point de vue, l'analyse en constituants immédiats (ou A.C.I.) est aussi caractéristique de la linguistique issue de Bloomfield que le concept de fonction l'est pour le cercle de Prague. L'influence de la psychologie behavioriste se fait sentir à partir de 1921 et continuera, par la suite, à s'exercer dans la linguistique distributionnelle : on doit pouvoir rendre compte des comportements linguistiques, ainsi que de la structure hiérarchisée des messages émis, sans aucune postulation concernant les intentions des locuteurs et leurs états mentaux. Language de Bloomfield (1933) présente un modèle de l'analyse linguistique (grammaire et syntaxe) en niveaux hiérarchisés et dépendants : les phonèmes se combinent pour constituer des morphèmes qui se combinent en mots et enfin en phrases ( unités maximales d'ordonnancement des unités de rang inférieur). Chaque niveau représente à la fois une structuration de la forme et du sens, et la fonction d'un élément de niveau quelconque se révèle dans l'intégration au niveau supérieur : l'analyse procédera donc des constructions maximales aux constituants ultimes. Dans la perspective de Bloomfield – pour qui la phrase n'est pas la simple somme de ses constitutants –, les formes grammaticales s'organisent (modulation, modification phonétique, ordre syntagmatique linéaire, sélection verticale) pour produire le sens, dont l'analyse autonome est hors de portée directe du linguistique. Bloomfield nourrit à l'égard d'une possible sémantique scientifique autonome un scepticisme radical qui repose sur l'impossibilité de maîtriser jusqu'au bout les traits distinctifs qui structurent une situation de communication, et d'en fournir un inventaire exhaustif. Il s'agira donc pour lui de rendre compte de la structuration parallèle de la forme et du sens, et de mettre en lumière un niveau proprement grammatical d'organisation de l'énoncé qui possède ses contraintes propres.
Dans les travaux de Zellig Harris (1909-1992) ou Charles F. Hockett, le modèle distributionnel privilégiera nettement le niveau morphématique de structuration de la forme et du sens : la structure demeure une hiérarchie de dépendances que les distributionnalistes objectivent par différents artifices. L'identification des unités (la segmentation du flux continu de la parole) repose sur le critère strictement formel de distribution. La distribution d'un élément se définit par la somme des environnements (des contextes) dans lesquels il trouve place. Dans ces conditions, on pourra étudier au moyen du seul critère de commutation (substitutions d'éléments dans un contexte) les propriétés distributionelles des éléments de la langue que l'on pourra alors ranger dans des classes aux propriétés nettement distinguées. La phrase n'est plus alors qu'une combinaison de classes distributionnelles différentes, agencées selon des formules, des schémas dont on peut entreprendre l'inventaire et étudier les variations à tous les niveaux de contrainte.
La tentative distributionnaliste, en réduisant le plus possible le recours aux hypothèses mentalistes (comment procèdent les locuteurs pour émettre ou comprendre un message ?), propose non seulement une méthode d'analyse fondée sur les notions opératoires de contexte, occurrence et cooccurrence, sélection, ordre, mais aussi un idéal de la représentation scientifique (inductif), et une théorie du langage, pièce d'une science générale des comportements.
Un structuralisme algébrisé : la glossématique
On retrouve ce souci de problématisation, propre au structuralisme dans son ensemble, dans les travaux du cercle de Copenhague fondé par le linguiste danois Louis Hjelmslev (1899-1965), avec H. J. Uldall et Vigo Brøndal (1887-1942). Hjelmslev participa d'abord aux travaux du cercle de Prague pour nourrir ensuite une critique de son phonologisme et de sa conception trop peu rigoureuse de la forme. Le structuralisme « glossématique » resserre le lien entre réflexion épistémologique rigoureuse (il reprend à son compte la critique positiviste-logique des assertions métaphysiques) et la construction d'une conception algébriste de la langue (il développe sur ce point et comme à la lettre une métaphore saussurienne).
La priorité de la forme sur la substance est ici radicalisée par duplication de la distinction forme/sens. Si l'on admet que l'énoncé est constitué d'une expression et d'un contenu, on devra distinguer pour chacun ce qui relève de la forme et de la substance, étant admis qu'il n'y a de contenu que structuré dans une forme. La priorité logique accordée à la forme implique à titre de conséquence qu'on puisse considérer que la phonétique n'est pas la science de l'expression (et c'est là une critique du « phonologisme » praguois), puisque la forme peut se « substantialiser » non seulement dans le son, mais aussi dans le geste, l'écriture, à travers un code quelconque. Le projet sémiologique est ainsi comme intégré à la linguistique : dans cette perspective se situent les travaux d'Algirdas-Julien Greimas (1917-1992) qui se réfèrent de manière privilégiée à la glossématique. Parallèlement, en ce qui concerne le contenu, on doit distinguer rigoureusement entre forme et substance : la sémantique n'est donc pas la science du contenu. Qu'il s'agisse en effet de l'expression ou du contenu, la glossématique radicalise la conception saussurienne selon laquelle le signifiant et le signifié viendraient structurer une masse amorphe sonore d'une part, et une masse amorphe psychique de l'autre. Dans l'un et l'autre cas, pour la glossématique, le matériau phonique et le flux psychique sont « toujours déjà » informés par une structure que l'on doit décrire. Plus généralement, décrire une langue ne doit pouvoir se faire qu'à partir des principes immanents qui la régissent.
Ce principe d'immanence, joint à la priorité accordée à la forme, conduit à une méthodologie en deux temps qu'on peut schématiser ainsi : l'observation des unités de la langue (test de commutation) dégage les unités de forme et de contenu et leurs relations indépendamment de la substance. L'opération est menée autant de fois que nécessaire, pour plusieurs langues. On est alors en mesure de formuler toutes les relations théoriquement possibles, non pas dans une langue ni dans plusieurs, mais dans toute langue, pour un système universel de relations. On peut alors décrire le système d'une langue particulière comme un sous-ensemble réalisé de l'ensemble des relations possibles. La description linguistique de la diversité des langues devient donc le résultat déductif d'une axiomatique à prétention universelle dans une version « algébrisée » de la structure.
Genève, Paris et l'héritage saussurien
L'existence même d'une école genevoise, dont Saussure aurait été le fondateur, est loin d'être assurée, et sa position vis-à-vis de la linguistique structurale qui se réclame de Saussure est nuancée. Les disciples directs, rédacteurs du Cours de Saussure, Charles Bally, 1865-1947 (Linguistique générale et linguistique française, 1932), et Albert Sechehaye, 1870-1946 (Programme et méthodes de la linguistique théorique, 1908), construisent des œuvres qui possèdent leurs orientations propres. Bally développe une linguistique de l'expression qui préfigure pour certains les pragmatiques actuelles, tandis que Sechehaye, dans une perspective nettement psychologique, s'intéresse aux actes de paroles et à ce qu'il nomme une science du « pré-grammatical ». Paradoxalement, ce serait donc une filiation postsaussurienne et poststructuraliste qu'annonceraient les deux rédacteurs du Cours de linguistique générale. Dans les générations suivantes, L. J. Prieto (1926-1996) développe une théorie du sens fondée sur le principe de pertinence (Messages et signaux, 1966). La Grammaire des fautes de H. Frei (titulaire de la chaire de linguistique générale de Genève à partir de 1945) apparaît enfin aujourd'hui comme une illustration parlante du fonctionnement de la langue selon les deux axes proposés par Saussure : l'axe des syntagmes et l'axe des paradigmes.
Mais l'existence d'un structuralisme français est non moins problématique. Si l'œuvre capitale d'André Martinet (1908-1999) incarne le prolongement incontestable de certains aspects de la linguistique du cercle de Prague dont Martinet a été l'un des correspondants, dans le domaine phonologique tout particulièrement, le qualificatif « structuraliste » est rejeté par son auteur qui ne retient que celui de « fonctionnaliste ». Les Éléments de linguistique générale (1960) constituent pourtant un relais important dans la diffusion des idées structuralistes. Les travaux de Martinet dans le domaine de la phonologie diachronique apportent aux conceptions structuralistes de la langue une contribution capitale en ce qui concerne l'interprétation de la distinction saussurienne entre synchronie et diachronie. Si, selon Martinet, les nécessités de la communication impliquent d'un côté un nombre maximal de différences phoniques, de l'autre la « tendance au moindre effort » (exigences d'un nombre minimal d'unités les moins différentes possibles) fait de la synchronie un équilibre instable qui tend toujours vers une amélioration du rendement fonctionnel des moyens mis à la disposition des locuteurs de la communauté. L'incidence diachronique de cette économie réside dans le fait qu'une opposition relativement peu fréquente disparaîtra plus facilement qu'une opposition plus massivement exploitée. Les perspectives diachronique et synchronique ne s'opposent donc plus ici, mais se complètent. Il existe dans une langue, à un moment donné, des points de fragilité dans l'équilibre, qui peuvent s'analyser en tendances au changement.
Quant à Émile Benveniste (1902-1976), élève d'Antoine Meillet, il développe son œuvre considérable, d'un côté dans la tradition, renouvelée par lui, du comparatisme, où il occupe une position de tout premier plan, de l'autre dans des travaux de linguistique générale, où la méditation des propositions saussuriennes, sur l'arbitraire du signe, le sémiologique, par exemple, s'approfondit. Par certains aspects, l'attention qu'il porte à la place de « l'homme dans la langue » annonce en linguistique générale le dépassement du structuralisme dans les théories de l'énonciation et la pragmatique. Nulle part mieux qu'en France, d'ailleurs, on n'est à même de mesurer la somme de malentendus qui préside aux relations entre enseignement saussurien et constitution du structuralisme : la réception du Cours par A. Meillet est d'emblée ambivalente. Les travaux d'un Georges Gougenheim (1900-1972) manifestent un structuralisme diffus (Le Système grammatical de la langue française, 1938), tandis que le travail original de Lucien Tesnière (1893-1954) dans ses Éléments de syntaxe structurale (1959) est surtout salué pour la préfiguration de la notion chomskienne de transformation. Quant à Gustave Guillaume (1883-1960), lecteur opiniâtre de Saussure, il élabore une théorie du langage – la psychosystématique ou psychomécanique –, moins en référence à la définition saussurienne du système qu'en rapport à un dynamisme de la langue-pensée. Il jette ainsi les bases d'une école guillaumienne de linguistique très vivante, qui hésite à se reconnaître structuraliste et tend à se développer à partir de ses propres principes.
L'historiographie du structuralisme linguistique superpose et confond souvent deux problèmes distincts : d'une part ce qui relève de la genèse et de l'influence réelle du Cours de linguistique générale et, d'autre part, ce qui relève de la valorisation rétrospective (c'est-à-dire de légitimation par les « précurseurs ») dans les différentes versions du structuralisme. De ce point de vue, il n'est pas assuré que le champ de la postérité saussurienne en linguistique au xxe siècle recouvre exactement le terrain proprement structuraliste. Pourtant, la sortie du structuralisme sera présentée souvent (selon un point de vue volontiers extérieur à la linguistique elle-même) sous la forme d'une minoration axiologique (le structuralisme n'aurait été qu'une idéologie dont la linguistique ne fut que le prétexte), plutôt que sous la forme d'une relativisation historique. Dans le champ linguistique proprement dit, la contestation du structuralisme s'exercera dans les années 1960-1970 de manière ambiguë ; les reproches qu'on lui adresse concernent souvent davantage les principes que les œuvres : le champ immense de la description des langues dans lequel ses promoteurs se sont investis. Saussure ferait ainsi obstacle à l'invention d'une linguistique de la phrase, réalisée au contraire dans le modèle syntaxique proposé par Chomsky, à une sociolinguistique de la covariance langue/société, à l'étude de la dimension subjective et pragmatique des discours, etc.
Au-delà des polémiques, on se fera sans doute une idée plus précise de la situation historique du structuralisme quand on disposera d'une genèse complète des concepts du Cours de linguistique générale et que le recul permettra d'évaluer plus précisement le degré de compacité de ce qu'on continue de nommer « structuralisme » par commodité et provision. L'entreprise de description des langues est une entreprise à long terme, le structuralisme une étape dans cette histoire, la linguistique générale la mise en forme d'un savoir des langues qui ne se réduit pas à l'hypostase de quelques principes généraux. On peut donc déjà avancer que le structuralisme linguistique constitue un relais ponctuel mais intense dans cette histoire longue qui reste à faire. Il a été formé de plusieurs courants qui se rassemblent et se distinguent en ce qui concerne la définition de l'objet « langue », obligeant à une réflexion sur les principes dont l'exigence n'est jamais véritablement dépassée, mais auquel on ne peut pas non plus le réduire.
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Écrit par
- Jean-Louis CHISS : maître de conférences à l'École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud
- Michel IZARD : directeur de recherche émérite au C.N.R.S.
- Christian PUECH : docteur en sciences du langage, professeur des Universités
Classification
Médias
Autres références
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ANALYSE & SÉMIOLOGIE MUSICALES
- Écrit par Jean-Jacques NATTIEZ
- 5 125 mots
- 1 média
À l'époque du structuralisme triomphant, la sémiologie musicale rencontre les modèles d'analyse linguistique pour des raisons à la fois épistémologiques et esthétiques. -
ARCHÉOLOGIE (Traitement et interprétation) - Les modèles interprétatifs
- Écrit par Jean-Paul DEMOULE
- 2 426 mots
À ces modèles biologiques, toujours vivants, se sont ajoutés au cours du xxe siècle des modèles mécanistes, comme le fonctionnalisme etsurtout le structuralisme, qui a marqué de son empreinte de nombreuses sciences humaines. Les sociétés anciennes sont ainsi analysées comme des mécanismes,... -
CONTINU & DISCRET
- Écrit par Jean-Michel SALANSKIS
- 7 673 mots
Plus immédiatement prégnante est sans doute pour notre pensée la « propagande » effectuée par lestructuralisme en faveur du discret, dont un des aspects fut la reprise sous une forme plus radicale des thèmes kantiens concernant l'entendement et les systèmes qu'il produit. L'hypothèse fondamentale... -
CRITIQUE, revue
- Écrit par Sylvie PATRON
- 623 mots
- 1 média
Moins disparate que Documents, moins offensive que Les Cahiers de Contre-Attaque, moins turbulente qu'Acéphale, et partant plus durable qu'aucune d'entre elles, Critique est la dernière des revues fondées par Georges Bataille. Elle a la particularité d'être une revue de bibliographie....
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Voir aussi
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- SECHEHAYE ALBERT (1870-1946)
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