EAUX SYMBOLISME DES
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Au premier abord, le symbolisme des eaux semble le type même du symbolisme pluriel, voire du rassemblement de symboles contradictoires : Bachelard a bien montré dans un essai célèbre, L'Eau et les rêves, combien les axes de symbolisation proposés par l'élément liquide étaient divergents. À l'eau calme s'oppose l'eau rapide comme à l'étang la cascade, à l'eau lustrale du baptême l'eau épaisse, croupissante, limoneuse que la poétique d'Edgar Poe a vite fait de confondre avec le sang (M. Bonaparte, Edgar Poe, sa vie, son œuvre, étude analytique). L'eau claire et bienfaisante que l'on boit aux sources et aux fontaines a pour antithèse l'eau mortelle des noyades et des déluges. Nous avons nous-même repéré jadis (in Structures anthropologiques de l'imaginaire), lorsque nous différenciions l'« eau noire », l'eau sanglante, l'eau lustrale, le solvant des « teintures », l'eau océane, etc., ces diverses accentuations d'un symbolisme qui contraint l'eau, seule parmi les quatre éléments, à se mettre au pluriel. Pluriel qui se pluralise de nouveau, si l'on peut dire, lorsque les eaux se différencient encore davantage par leurs températures : en vapeur, en glace et en neige. En témoignent le nombre et les appellations innombrables des divinités des eaux, de toutes les eaux, nymphes, naïades, néréides, sirènes, océanides, nāgī et, plus tard, fées, vouivres et serpents de nos fontaines et de nos sources.
Fils et filles des divinités aquatiques sont à leur tour innombrables, chacun d'eux – telles les neuf filles d'Aegir, le Poséidon scandinave – symbolisant un aspect de l'eau changeante : houle, mer déchaînée, vagues et marées spoliatrices. Et cependant l'on peut se demander si cette pluralité n'est pas qu'apparente et si, justement, le pluriel auquel se mettent « les eaux » n'est pas constitutif de la symbolique de cet élément et ne crée pas une cohérence plus forte dans le symbolisme aquatique que celle existant dans celui du feu, de l'air et surtout de la terre. Tandis que le feu et la terre (l'air est à peine un élément, puisque son symbolisme se résout facilement dans celui du ciel et qu'il n'est pas compris dans les cinq éléments de la cosmologie chinoise) sont des éléments formateurs ou formels, c'est-à-dire par lesquels une forme est accordée ou manifestée aux choses, la fonction des eaux, comme le remarque Eliade (Traité d'histoire des religions), « quel que soit l'ensemble religieux où elles sont présentes [...], s'avère toujours la même : elles désintègrent, abolissent les formes [...] ne pouvant jamais dépasser leur propre modalité, c'est-à-dire ne pouvant se manifester dans des formes ». Le pluriel des eaux n'est que le symbole au deuxième degré, si l'on peut dire, de cette qualité qu'ont les eaux d'être le réservoir indifférencié de toutes les formes possibles. Elles sont ce solvant fondamental, l'Alkaest que cherchait, sur le plan chimique, Paracelse. L'eau étant toujours ce qui ne peut venir qu'avant ou après la forme va voir tous ses axes symboliques polarisés par cette puissance de l'informel.
On peut ainsi distinguer, sous le geste solvant et absolvant fondamental de l'archétype aquatique, cinq directions essentielles du symbolisme aquatique : celle de l'eau germinale et fécondante, celle de l'eau médicale, source miraculeuse ou boisson d'éternité, celle de l'eau lustrale et baptismale, celle enfin de l'eau diluviale permettant la purification et la régénération du genre humain.
L'eau germinale et fécondante
Dès la plus haute antiquité égyptienne et la culture néolithique de Walternienburg, comme déjà dans le Paléolithique ou les cultures néolithiques précolombiennes, les hiéroglyphes de l'eau – représentés soit par la ligne sinueuse de l'onde qu'a conservée notre zodiaque pour le Verseau, soit par la spirale de la conque des gastéropodes – sont l'emblème d'une vaste constellation anthropocosmique où l'humidité, la femme, les phases lunaires viennent surdéterminer l'image de la fécondité. Il semble bien naturel en effet que l'homme, ne fût-il que jardinier, cueilleur de fruits, de baies ou de racines, ait remarqué, dès l'émergence de l'espèce omnivore à laquelle il appartient, la liaison entre la pluie, la mousson, l'arrosage et la luxuriance de la végétation. La lune dans ses phases comme dans sa situation nocturne – c'est-à-dire dans la partie la plus fraîche de la journée où l'humidité se condense en rosée – ou dans sa fonction marémotrice, était tout naturellement liée à cet ensemble emblématique (M. Eliade, Images et symboles, et F. Cumont, Les Mages héllénisés).
La fécondité est donc bien la signification primordiale de l'eau, mais dans cet élément indifférencié par excellence, les sexes eux-mêmes interfèrent : tantôt l'eau se confond, comme chez les Sumériens (hiéroglyphe commun) avec le semen virile, tantôt l'eau, comme chez les anciens Mexicains, les Germains, est la Mère primordiale. Tantôt la fécondité vient de l'eau qui tombe, tel le sperme, sur la matrice du nuage, de la pluie ou simplement de la fontaine, comme chez les indigènes de Trobriand, les Germains, les Chinois ou les paysans français et allemands pour qui certaines naissances, certains enfants naturels sont les « fils des fontaines » (B. Malinowski, La Vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie, et A. Dieterich, Mutter Erde), tantôt l'eau, le limon, la vase ou même le contenant vase ou coquille, sont la matrice primordiale d'où jailliront les formes, comme chez les Caréliens, les Estoniens, les anciens Indiens. Les grands problèmes de l'eau qui renvoient à son symbolisme de fécondité émanatrice première – généralement des animaux aquatiques : poissons, serpent aquatique, « dragon », dauphin, coquillages – sont tour à tour évocateurs du sexe mâle et du sexe féminin. Les poissons sont à la fois pénis et utérus (delphinum). Le célèbre dragon de la mythologie de la Chine et du Sud-Est asiatique est tout ensemble l'emblème viril de l'empereur qui distribue à la terre ordre et fécondité, et assimilé aux nuages, maîtres de la foudre et de la pluie fécondantes, mais, en tant que principe de l'humanité, le dragon ying est du côté féminin (Yin) des choses (M. Granet, Civilisation chinoise et Danses et légendes de la Chine ancienne).
Ce dragon au double pouvoir fécondant, à la fois sperme et matrice, est lié tantôt au ciel par l'intermédiaire du nuage – comme en Chine continentale et dans l'Asie centrale – tantôt à l'océan – comme dans l'Asie des moussons et l'Indonésie. Dans tous les cas, qu'elle soit céleste ou océanique, la puissance du dragon est celle qui à la fois féconde et investit la personne royale de tous les pouvoirs bienfaisants (J. Przyluski, La Princesse à l'odeur de poisson). Tandis qu'en Chine – comme dans la légende de Gaozu – c'est le dragon écailleux qui couvre et féconde la princesse Liu et assure ainsi la postérité de Taigong, en Indonésie ou au Siam et dans l'Inde, c'est une nāgī, « princesse à odeur de poisson », qui – telles nos Mélusines d'Europe – se marie avec un mortel et donne naissance à une dynastie. L'eau – qu'elle soit masculine ou féminine – est donc bien l'« origine » première, indifférenciée, la pure fécondité. Comme l'écrit Eliade, « l'eau est germinative source de vie, sur tous les plans de l'existence ». Dans de nombreux mythes de l'Inde, c'est sur les eaux primordiales que repose le lotus où naissent les dieux, Brahma, Varuna ou Vishnu. C'est directement du nombril de Nārāyana flottant sur les eaux que s'élève le lotus ou l'arbre primordial. Les cosmologies babylonienne et sémitique semblent conserver un écho affaibli de ce mythe lorsqu'au commencement du monde elles font flotter l'Esprit de Dieu « au-dessus des eaux ».
Il faudrait ajouter à ce symbolisme quasi « officiel » de la fécondité aquatique toutes les configurations que repèrent des psychanalystes comme Marie Bonaparte dans son ouvrage sur Edgar Poe, ou Gaston Bachelard dans le chapitre « L'Eau maternelle et l'eau féminine » (L'Eau et les rêves). Bachelard se plaît à repérer dans l'eau la « substance voluptueuse » par excellence, celle qui a suscité l'imagination informelle du Novalis d'Heinrich d'Ofterdingen ou de l'Edgar Quinet d'Ahasvérus. Mais, déjà, de telles phénoménologies de l'eau maternelle font bifurquer le symbolisme de cet élément vers d'autres polarités : celle du bercement de la barque qui appelle les images du déluge et celle de la boisson maternelle, le lait, par lesquelles le symbolisme de la fécondité aquatique se relie à celui du liquide médicinal, de la boisson de jouvence ou d'éternité.
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Écrit par
- Gilbert DURAND : professeur à l'université de Grenoble
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