TOPKAPI À VERSAILLES. TRÉSORS DE LA COUR OTTOMANE (exposition)
Idée a priori séduisante que de présenter dans le palais du Roi-Soleil (4 mai-15 août 1999) le décor fastueux où vivait à la même époque le sultan, « Ombre de Dieu sur terre ». Séduisante mais risquée, tellement le cadre du château de Versailles paraît incompatible avec l'art de vivre et de gouverner du Grand Turc. Un pavillon, Trianon par exemple, eût mieux convenu, comme il fut fait à Bagatelle au même moment pour une exposition modeste et charmante sur les jardins ottomans ! Mais les colonnades de Versailles et la chapelle royale sont aux antipodes de l'apparat ottoman : deux pouvoirs également orgueilleux – là cesse la ressemblance.
Un autre écueil se présentait. Il fallait certes céder aux sirènes de Topkapi, au clinquant authentique, à la fascination qu'inspirent les émeraudes géantes, les trônes d'or massif. Mais ne risquait-on pas d'ouvrir une caverne d'Ali Baba reflétant les fantasmes occidentaux plutôt que la réalité de l'Empire ottoman ?
Pour restituer l'atmosphère impalpable et magique du sérail, les organisateurs avaient adopté avec raison le point de vue des peintres qui, au xviiie siècle, accompagnaient les ambassadeurs européens : les tableaux de Jean-Baptiste Vanmour ont donc été extraits, pour l'exposition, des réserves du Rijksmuseum à Amsterdam. Des œuvres du grand peintre ottoman Levni devaient révéler cet artiste au public, avec cette réserve que nos musées se prêtent moins bien à la contemplation de ces précieuses miniatures qu'à celle des tableaux de chevalet. C'est surtout dans la salle des albums et manuscrits, aussi riche d'ors et de couleurs qu'un étalage de joyaux, que l'on ressentait l'impossibilité d'une présentation satisfaisante, devant tel album timouride ou safavide, comme celui d'Emir Hüseyin Bey, dont il faudrait pouvoir examiner à loisir chaque figure placée dans les marges... Les commissaires avaient choisi un très bel atlas datant des années 1675-1685, un projet de jardin à la française pour le sultan (1787-1788), bref, des œuvres représentatives d'un temps où l'Empire ottoman est parti à la rencontre de l'Europe.
Le parcours était donc résolument historique : évoquer le palais de Topkapi au xviie et au xviiie siècle, époque qui, pour beaucoup, correspond à la décadence de l'Empire ottoman. Contre cette notion, Gilles Veinstein s'élève d'une manière exemplaire au début du très beau catalogue. Que ce soit sur le plan administratif et politique, avec le vizirat des deux grands Köprülü, Mehmed et Fazil Ahmed (1656-1676), ou artistique et littéraire, avec l'« ère des Tulipes », sous Ahmed III (1718-1730), les deux siècles envisagés, tout traversés qu'ils sont de catastrophes, révèlent leur complexité et leur séduction.
Ils ne les révèlent nulle part mieux que dans le harem, objet d'une excellente présentation par Nazan Ölçer : objets et miniatures nous entraînaient ensuite dans ses recoins successifs qui évoquent moins un érotisme convenu que la grâce ou une sensualité discrète. Les passe-temps favoris des sultans restent en effet bien innocents – du moins quand ils sont avoués : calligraphies, spectacles de lutteurs bouffons, concerts réunissant la grande harpe çeng, la flûte droite et le tambourin. À l'extérieur du palais, la chasse est une passion que Mehmed IV « le Chasseur » partage avec son contemporain Louis XIV : ici fauconnerie, là vénerie. Seul élément saillant dans cet ensemble trop policé, l'exubérance des dames du palais lorsqu'elles ont la permission d'aller au jardin où elles gâtent tous les parterres en un clin d'œil. Mais les ragots de jardiniers trop méticuleux sont rapportés par les voyageurs « francs » !
Cette exposition proposait en fait deux parcours, reflet du caractère double[...]
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Écrit par
- Pierre CHUVIN : professeur des Universités, université de Paris-X-Nanterre
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