VILLE Le fait urbain dans le monde
Article modifié le
Le monde dans lequel nous vivons est devenu un monde urbain. La population urbaine mondiale est passée de près de 47 millions vers 1700 (taux d'urbanisation 8 p. 100) à 75 millions vers 1800, et à 335 millions en 1910 (taux d'urbanisation 19 p. 100). En 1950, la population urbaine mondiale regroupait environ 724 millions d'individus (33 p. 100 de la population totale), en 1980, 1,806 milliard et 3,15 milliards en 2005 selon les Nations unies. Plus d'un humain sur deux se presse dans une ville et un septième de la population habite une agglomération urbaine millionnaire. C'est là l'une des mutations majeures de l'époque contemporaine.
En termes d'espace, le fait urbain reste cependant largement minoritaire : il concerne près de 15 p. 100 de la surface des continents, si l'on veut bien admettre que les villes ont encore des limites précises.
La ville déborde très largement du cadre qui était le sien il y a moins de deux cents ans. « Le concept de base présidant à la définition de l'espace urbain est celui de l'agglomération, reposant sur la continuité du bâti. » (François Moriconi-Ébrard, L'Urbanisation du monde depuis 1950). L'O.N.U. définissait en 1978 les agglomérations comme un ensemble d'habitations tel qu'aucune ne soit séparée de la plus proche de plus de 200 mètres en Europe, 500 mètres dans les pays neufs où le système de peuplement est plus lâche. Mais « la réalité territoriale du fait urbain se brouille [...]. Avec le développement de l'automobile et des transports en commun, la population active des villes réside aujourd'hui loin des centres, dans un cadre de vie que l'on peut qualifier de rural, mais tout en participant à la vie urbaine. » (Yves Grafmeyer, Sociologie urbaine). Au-delà des agglomérations, il convient de définir des régions urbaines, voire des régions de villes. Les populations suburbaines sont d'abord citadines.
La dimension sociale de l'urbanisation tend à imprégner, au-delà des seules populations urbaines, toute la société, dans ses conditions d'existence et ses mentalités. Le monde rural est considéré par la ville comme un espace interstitiel, cerné par les zones d'influence des aires métropolitaines. La société urbaine s'y est diffusée peu à peu. Par définition, la ville est un organisme ouvert, percé de toute part par des axes de communications qui la prolongent et projettent son rôle très loin de son centre.
La ville est à la fois territoire et population, nœud de relations et mode d'organisation collective. Derrière la diversité des manifestations du fait urbain, en particulier derrière les contrastes qui semblent opposer l'urbanisation galopante dans les pays mal développés et la stabilisation des taux d'urbanisation dans les pays d'économie avancée, se cache l'essence du fait urbain.
L'essence du fait urbain
« La ville est née avec la route », affirmait l'historien Georges Duby. C'est dire qu'elle est un produit de l'échange qui accompagne la division du travail. Cette partition géographique de l'espace révèle une division technique et sociale de l'emploi. Elle apparaît avec la formation des classes sociales qui permet la mobilisation nécessaire du surplus agricole. La ville n'est pas le lieu du travail, mais celui de l'organisation sociale et spatiale du travail. Elle est le lieu du pouvoir économique. L'essence du fait urbain est l'organisation tertiaire de l'économie.
La ville ancienne, représentation d'un idéal politique et culturel
La révolution urbaine a commencé au Moyen-Orient. Les régions où sont apparues les premières villes et les premières agricultures se superposent dans les espaces correspondant actuellement à l'Iran, l'Irak, le Kurdistan, la Syrie, la Palestine. À l'origine de cette concentration exceptionnelle des hommes se trouve un abaissement des coûts des transports pour les denrées alimentaires, une maîtrise des techniques de stockage et de conservation. Les villes sont nées d'abord dans des régions fertiles, généralement à l'aval des bassins fluviaux qui permettaient irrigation et circulation. Elles sont nées dans des régions chaudes, car ailleurs la masse des combustibles nécessaires pour chauffer les villes retardait l'urbanisation.
Né du commerce, le phénomène urbain est lié à l'écriture, d'abord cunéiforme, outil indispensable pour marquer les jarres, par exemple, et pour tenir la comptabilité des réserves. Les techniques d'information et de communication participent donc à l'origine du fait urbain. L'essence de la ville est culturelle.
La ville présente également des fondements politiques et religieux, car elle implique une stabilité de l'organisation collective apportée par le contrôle du clergé. Les premières villes sumériennes (— 3000) sont des cités-États dominées par l'administration des temples, qui possédaient la terre et dirigeaient l'artisanat et le négoce. Ur (— 2800) aurait compté 24 000 habitants sur 40 hectares, mais le territoire commandé rassemblait quelque 500 000 personnes, soit un rapport de 21 à 1 entre population rurale et population urbaine, indiquant un taux d'urbanisation de 5 p. 100. Les temples, qui possédaient la terre et contrôlaient négoce et artisanat, jouaient ici un rôle très important. La densité moyenne dans la plupart des villes sumériennes (300 habitants par hectare) implique une forte proportion de population active non agricole, un niveau élevé de spécialisation, une organisation socio-économique élaborée, un habitat urbain en hauteur et une mentalité spécifiquement urbaine.
La fonction commerciale du fait urbain l'emporte évidemment dans les villes phéniciennes. Byblos (l'actuelle Djebaïl) commerce avec la Mésopotamie, l'Égypte et Chypre, le Soudan et le Caucase, dès le IIIe millénaire avant l'ère chrétienne. Les marchands gouvernent la ville, comme à Sidon (Saïda) ou Tyr (Sow).
Le projet politique et culturel domine dans la civilisation d'Athènes ou de Rome. La cité idéale de Platon comptait 5 040 citoyens, soit environ 20 000 habitants, taille volontairement restreinte pour que la démocratie locale soit possible. En Grèce, où le sol était pauvre, la productivité agricole faible, les transports difficiles, et donc la croissance urbaine coûteuse, la population urbaine regroupait 15 p. 100 des habitants. Dès qu'une ville approchait 20 000 personnes, une nouvelle unité était fondée plus loin.
Les débuts de l'urbanisation en Asie concernent la région du Pendjab, au nord-est du Pakistan (civilisation Harappa — 2100/— 1750). On dénombrait 4 ou 5 villes de plus de 100 000 habitants en Chine, au ve siècle avant l'ère chrétienne. L'urbanisation du Japon s'avère plus tardive. Les première villes apparaissent vers 650/700. Kyōto, capitale entre 794 et 1868, comptait plus de 100 000 habitants au ixe siècle. En Indochine, Angkor avait peut être 150 000 habitants vers 1200-1300.
En Afrique, la première urbanisation concerne les zones commerçantes marquées par l'influence musulmane : le royaume du Ghana, pays de l'or, renommé jusqu'à Bagdad, et l'actuel Soudan, autre zone productrice de métaux précieux. Djenné, dans l'empire Songhaï, était un centre religieux, éducatif et commercial au xie siècle. Les villes minières du Zimbabwe, dont les ruines ont été découvertes en 1868, vendaient de l'or et de l'ivoire jusqu'en Inde et en Perse. Agadès, Gao, Kano, Tombouctou, villes de l'Islam, placées à la limite méridionale du transport par chameau, à la limite nord de l'extension de la mouche tsé-tsé, avaient près de 40 000 habitants au xvie siècle.
Les villes de l'Amérique pré-colombienne étaient plus grandes que celles de l'Europe à la même époque. Tenochtitlan, capitale de l'Empire aztèque, fondée en 1345, abritait près de 80 000 habitants vers 1519, date de l'arrivée des Européens, quand Grenade et Lisbonne, les deux plus grandes villes de la péninsule Ibérique comptaient 70 000 habitants. La civilisation urbaine s'avère là antérieure à l'écriture.
La ville antique représentait un ordre cosmique. Le bâtisseur se voulait l'interprète des phénomènes célestes en exprimant sur Terre un ordre social. Artisans, guerriers et agriculteurs composaient trois quartiers dans la cité aristotélicienne, dont le centre, l'agora, était le lieu de communion de tous les hommes. La cité du Moyen Âge représentait aussi une tentative d'intégration sociale, ici dans un ensemble fortifié, d'une communauté libre et solidaire. La paroisse, dans chaque quartier, favorisait la décentralisation des institutions essentielles de la vie collective. La cité idéale dédiée à Francesco Sforza par Filarete, dans son Traité d'architecture (1460-1464), reprenait à Vitruve (De architectura) un plan circulaire, ordonné autour d'une place circulaire, pour représenter un ordre mathématique. Les forteresses de Vauban se fondaient sur un souci géométrique analogue avec deux carrés emboîtés pour former une enceinte à huit pointes. La ville ronde était aussi une tradition orientale que l'on retrouvait à Bagdad, capitale politique des califes abbassides, fondée par Al-Mansur.
Cosmique, mathématique, militaire, religieuse, la cité idéale exprimait presque partout d'abord un ordre politique et une intégration sociale. Jusqu'au xvie siècle, elle restait un espace clos où les rares places étaient conçues comme la cour d'un château fort, cela même dans les bastides et villes franches ou villes neuves : à Charleville (la ville de Charles de Gonzague) ou à Richelieu, et jusqu'à Paris où la place des Vosges (1605-1612), est visuellement fermée malgré un système de rues rayonnantes.
La perspective ouverte sur la nature par la Renaissance s'est matérialisée tardivement en architecture, dans la Rome de Sixte Quint d'abord (1585-1590), où la place Saint-Pierre a intégré la ville monumentale au paysage par un jeu de terrasses, d'escaliers et de colonnades. La ville s'ouvrait sur l'horizon pour répondre à une philosophie de l'infini mathématique. Le siècle classique et l'art royal français ont inauguré les avenues-jardins, où des allées plantées pour la promenade prolongeaient des parcs, entre Versailles et Paris. Le xviiie siècle a multiplié les places royales, ouvertes et symétriques. Avec le même sens de l'espace, la même sensibilité exprimée dans le traitement des axes et des enfilades de places paysagères, l'architecture impériale achevait les perspectives triomphales dans la capitale. Elle traduisait, par une fastueuse dépense d'espace, en plein centre, la force d'un art politique, consacré aux princes et aux victoires de leurs armées.
La ville moderne, expression fonctionnelle d'une réalité marchande
« Les créations urbaines les plus éminentes, les œuvres les plus belles de la vie urbaine (« belles » comme on dit, parce qu'œuvres plutôt que produits) datent des époques antérieures à l'industrialisation... » (Henri Lefebvre, Le Droit à la ville). La ville fonctionnelle du xixe et du xxe siècle devient valeur d'échange, au service de l'argent, du commerce et de la production industrielle. Elle cesse d'être œuvre, c'est-à-dire qu'elle n'est plus culturelle, politique, idéologique et superstructurelle et perd ainsi son essence pour servir seulement les rapports marchands. Urbanisation et industrialisation sont désormais indissociables. La ville est réserve de main-d'œuvre et sert à la reproduction de la force de travail, ainsi connaît-elle une croissance et une concentration démographiques formidables, qui favorisent les plus grandes agglomérations. Londres atteint et dépasse 3 millions d'habitants en 1860, 7 millions en 1910. En 1913, on compte de par le monde 8 villes de plus de 2 millions d'habitants (Berlin, Chicago, Londres, New York, Paris, Saint-Pétersbourg, Tōkyō, Vienne). Le nombre des villes de plus de 100 000 habitants passe de 24 en 1800 à 58 en 1850, à 195 en 1900, à 300 en 1914 et à 875 en 1950. Entre 1850 et 1900, ce sont les villes de plus de 500 000 habitants qui connaissent la croissance la plus rapide de leur population ; de 1900 à 1950, ce sont les villes de plus de 1 million d'habitants.
L'urbanisation sert et accompagne l'éclosion de nouvelles possibilités techniques de construction : le fer et l'acier, le verre, l'armature métallique, l'ascenseur à vapeur (1853) ou hydraulique (1867), l'électricité, le béton armé (1892) marquent l'influence déterminante des ingénieurs dans l'architecture d'affaires, aux dépens des hommes de l'art, restés trop académiques. On voit apparaître des édifices qui n'ont pas de modèles dans le passé, dont les formes et l'existence sont tributaires de nouvelles conditions économiques créées par les grandes villes, la circulation, l'industrie, le commerce : halles, gares, grands magasins, pavillons d'exposition, usines, immeubles de bureaux, gratte-ciel. Le déplacement du centre de gravité de l'économie et de l'urbanisation vers les États-Unis fixe à Chicago, puis à New York, les formes nouvelles d'une architecture liée à la concentration du capital et au développement des fonctions tertiaires, adaptée aux besoins des compagnies d'assurances, des banques, des sociétés commerciales.
Ainsi, depuis 1800, la croissance urbaine est continue, et les banlieues s'étendent comme des espaces sous-systèmes nourris par ce que la ville-centre rejette hors de ses limites et par la dérive extensive d'une consommation toujours accrue du sol par les habitants et par les infrastructures. Les frontières du domaine bâti reculent toujours, depuis l'introduction des techniques modernes dans les transports urbains, tramway et chemin de fer dès 1870, autobus à partir de 1920, voitures particulières enfin.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Jacques BONNET : professeur de géographie à l'université de Lyon-III-Jean-Moulin, doyen de la faculté des lettres et civilisations, directeur de l'unité mixte de recherche environnement-ville-société, C.N.R.S.
Classification
Médias
Autres références
-
AGRICULTURE URBAINE
- Écrit par Jean-Paul CHARVET et Xavier LAUREAU
- 6 274 mots
- 8 médias
L’expression « agriculture urbaine », qui était devenue un oxymore dans les pays industrialisés avec la disparition progressive au cours du xxe siècle des ceintures maraîchères entourant les villes, a retrouvé du sens. En effet, dans un contexte d’étalement urbain (urbansprawl) et...
-
ALLEMAGNE (Géographie) - Aspects naturels et héritages
- Écrit par François REITEL
- 8 285 mots
- 6 médias
...Vingt-cinq seulement avaient plus de dix mille habitants. Mais le fait urbain était généralisé, et il allait se révéler fertile pour la suite. En effet, la ville, centre d'échanges, organise l'espace. À l'ère industrielle, ces petites villes (telles les villes de la Ruhr) allaient devenir les « centres d'accueil... -
ALLEMAGNE (Géographie) - Géographie économique et régionale
- Écrit par Guillaume LACQUEMENT
- 12 047 mots
- 10 médias
En 2015, 95 p. 100 des Allemands vivent dans des communes de plus de 5 000 habitants,un peu moins d’un tiers dans des villes petites et moyennes (5 000 à 100 000 habitants) et les deux tiers dans des grandes villes de plus de 100 000 habitants. Le taux d'urbanisation en Allemagne est comparable... -
ALLEMAGNE (Histoire) - Allemagne moderne et contemporaine
- Écrit par Michel EUDE et Alfred GROSSER
- 26 892 mots
- 39 médias
Pas d'opposition tranchée entre villes et campagnes ; ou plutôt, celle-ci est de nature juridique, non humaine et économique. La densité dans la maison urbaine est la même que dans la maison rurale. Des citadins franchissent les remparts pour se rendre dans les faubourgs où ils cultivent champs, jardins... - Afficher les 55 références
Voir aussi
- DENSITÉ DE POPULATION
- TIERS MONDE
- INDUSTRIELLE SOCIÉTÉ
- SURPOPULATION
- AGGLOMÉRATION
- COMMERCE, histoire
- PAYS EN DÉVELOPPEMENT (PED)
- CITÉ ANTIQUE
- AMÉNAGEMENT DE L'ESPACE URBAIN
- CAPITALE
- ARMATURE URBAINE
- GÉOGRAPHIE URBAINE
- ESPACE URBAIN
- RÉSEAU URBAIN
- URBANISATION
- AFRIQUE NOIRE, histoire précoloniale
- PROCHE-ORIENT
- MÉGALOPOLE
- HISTOIRE URBAINE
- ÉCONOMIE DU DÉVELOPPEMENT
- HISTOIRE ÉCONOMIQUE
- RELATIONS ÉCONOMIQUES INTERNATIONALES
- RENAISSANCE ARCHITECTURE DE LA
- VILLES PRIMITIVES
- MÉGAPOLE
- SHENZHEN