4 3 2 1 (P. Auster) Fiche de lecture
4 3 2 1, roman d'apprentissage de Paul Auster situé dans les années 1950 et 1960 (traduit de l’américain par Gérard Meudal, Actes Sud, 2018), relate en préambule une histoire familiale, autour de l'arrivée en 1900 d'un Juif russe à Ellis Island et son acquisition fortuite du patronyme de Ferguson. Il s’agit en réalité du fruit d'un malentendu (fargessen signifie « oublier » en yiddish), le jeune immigrant ayant oublié, quand est venu son tour de décliner son identité, le nom plus victorieux de Rockefeller qu'un inconnu lui avait conseillé de donner : cette méprise inscrit d'emblée la puissance du signifiant dans l'héritage du héros à venir, son petit-fils qui se vouera à l'écriture. À la fin du roman, Ferguson n'est plus le nom d'une personne mais devient celui de tous, support d'une « parabole de la destinée humaine » et de ses bifurcations.
Des destins parallèles
Entre-temps, on voit se déployer un long récit à quatre branches, relancé dans chacune des sept parties du livre qui s’enchaînent chronologiquement, des premiers souvenirs d'Archie Ferguson jusqu'à ses vingt-trois ans, en 1970. Il s'agit d'imaginer, dès la découverte enfantine de la contingence des vies, quatre parcours possibles du même personnage, au gré des accidents et des situations familiales qui en résultent. Un poème de Robert Frost, « Deux routes divergeaient dans un bois jaune... » (1916), rêverie sur le chemin délaissé comme sur l'incertain écart entre les voies possibles, préside aux embranchements de 4 3 2 1. De nouveau, Auster répond au hasard, converti en destinée, l'identité se cristallisant en portraits assez semblables de l'artiste jeune homme. Car les chemins diffèrent peu, et des confusions sont favorisées par les invariants présents dans ces quatre récits : la mère secourable, l'assassinat du président Kennedy, l'accès au monde par la lecture, le cinéma et les arts, le devenir-écrivain, l'objet du désir qu'est la jeune Amy, l'amour de New York et de Paris, l'accident mortel.
La mort hante jusqu'au titre du roman, en forme de compte à rebours, titre qui toutefois prend à contre-courant l'ordre des récits concurrents, à l'agencement forcément linéaire mais où tout vient ralentir, voire inverser la flèche du temps : les retours en arrière d'une version à l'autre, les chevauchements et enlisements, soutenus par une syntaxe souvent flâneuse et prolixe, évoquent la longueur de l'enfance, la lenteur de la vie face au furieux désir adolescent, l'immersion dans le temps historique, les ressources de la mémoire. Quant à l'oubli inscrit dans le nom des pères, il est démenti par ce récit rétrospectif où les événements historiques, de l'élection de Kennedy à l'invasion du Cambodge, ponctuent la chronique privée et peu à peu l'envahissent : mouvement des droits civiques, violences racistes et émeutes raciales, guerre des Six Jours et du Vietnam, révoltes étudiantes. 4 3 2 1 rend hommage à la grande vague protestataire des années 1960, avec ses dérives violentes et ses désillusions, mais aussi ses loyautés et aversions politiques à jamais acquises. Et la mémoire est plus longue encore, l'esclavage et les camps affleurant dans une histoire écrite par un Ferguson adolescent.
De qui sommes-nous faits, entre héritages intimes et collectifs ? Les variantes familiales dépendent du destin du père. Le pire d'entre eux, fantôme inaccessible, rappelle celui que Paul Auster invoque dans L'Invention de la solitude (1982). Le meilleur meurt trop tôt, et se montre par là encore destructeur. Mais des substituts réparateurs donnent accès aux livres, à l'art et à d'autres lignages ouvrant le cercle familial aux affinités électives d'une jeune « tribu enchevêtrée ». D’un[...]
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Écrit par
- Anne BATTESTI : maître de conférences en littérature américaine à l'université de Paris-X-Nanterre
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