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À DISTANCE. NEUF ESSAIS SUR LE POINT DE VUE EN HISTOIRE (C. Ginzburg) Fiche de lecture

À distance. C'est sous ce titre que l'édition française de l'ouvrage de Carlo Ginzburg rassemble les neuf essais qui le composent (Gallimard, Paris, 2001). Le livre est traduit trois ans après sa publication en italien chez Giangiacomo Feltrinelli Edition sous le titre d'Occhiacci di legno, « Gros yeux de bois », un surnom donné à Pinocchio par son père Gepetto, comme on l'apprend vite, en lisant la Préface de l'auteur, puis un des essais, consacré aux idoles et aux images. L'un et l'autre titre renvoient en fait à deux traits essentiels et récurrents de l'histoire pratiquée par Ginzburg : l'attention aiguë aux modes d'exposition du travail historique et aux types d'intelligibilité qu'ils conditionnent ; l'investissement du domaine des images comme champ inépuisable d'analyse. Enfin, le lecteur y retrouve des thèmes chers à l'historien : par exemple, la morphologie et l'histoire, ou encore les rapports, faits de proximité et de distance, entre les juifs et les chrétiens.

Le premier essai revient longuement sur le procédé littéraire de l'« estrangement » (Straniamento en italien), qui consiste, au moins sous une de ses formes, à décrire les conventions ou les institutions, « avec les yeux d'un cheval ou d'un enfant ». De l'empereur Marc Aurèle au faussaire Antonio de Guevara, prédicateur à la cour de Charles Quint, de Montaigne à Voltaire, puis de Tolstoï au critique formaliste russe, Viktor Chklovski : dans cette lignée, l'estrangement vise à restituer, dans sa nudité, le véritable principe causal des choses. Là, Ginzburg semble rejoindre les réflexions d'un historien de l'art, Michael Baxandall, pour qui « une approche réellement historique demande donc souvent qu'on commence par faire l'effort de comprendre à quel point un tableau et l'esprit qui l'a conçu nous sont étrangers ». Mais ce que Ginzburg échafaude va bien au-delà de ce préalable. Selon lui, la démarche de l'historien – la sienne plus particulièrement – peut littéralement épouser, loin de toute fiction faut-il encore le préciser, celle que Proust, dans la Recherche, prête à Robert de Saint-Loup, en même temps qu'à Elstir, et qui voudrait que pour décrire scientifiquement la guerre ou l'amour, l'on procède « comme Elstir peignait la mer, par l'autre sens », en partant « des illusions, des croyances qu'on rectifie peu à peu comme Dostoïevski raconterait une vie ».

Des plongées vertigineuses vers l'estrangement, ou vers le « Mythe », à l'exercice philologique sur « Un lapsus du pape Wojtila » sur les juifs : chacun des essais mériterait un long commentaire. Il est difficile de donner ici une idée de l'ampleur des analyses et de la richesse du matériau historique assemblé dans chacun de ces textes. L'histoire des images et de l'art y occupe une place singulièrement importante. Dans le passé, Ginzburg s'était déjà intéressé à quelques-unes des œuvres les plus énigmatiques de Piero della Francesca, parmi lesquelles la Flagellation du Christ. Récemment c'est à propos d'un portrait de Fouquet, Gonella, et du Guernica de Picasso, que la méthode et l'érudition de l'historien ont fait merveille. Là, Ginzburg ne cherche pas tant à percer la signification d'œuvres singulières, qu'à nous entraîner dans une réflexion sur le statut des images dans l'Occident ou sur les ruptures épistémologiques perceptibles dans certaines d'entre elles. Ainsi, dans son essai sur le « mythe », Ginzburg montre combien, dans la Forge de Vulcain, Velásquez a cherché à confronter des motifs relevant de traditions et de cultures hétérogènes, établissant ainsi, sans doute davantage que dans les Ménines, un « tableau métapictural »,[...]

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Écrit par

  • : ancien pensionnaire à l'Institut national d'histoire de l'art, chargé de cours à l'École du Louvre

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