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À L'INSTANT DE QUITTER LA PIÈCE (W. Stevens)

Connu pour sa double vie de poète et de vice-président d'une compagnie d'assurance de Hartford dans le Connecticut, Wallace Stevens (1879-1955), dont les Collected Poems furent couronnés par le prix Pulitzer en 1955, est précédé d'une réputation quelque peu écrasante de poète abstrait et difficile. Le titre du recueil, À l'instant de quitter la pièce, Le Rocher et derniers poèmes, Adagia, traduit et préfacé par Claire Malroux (José Corti, Paris, 2006), présente le départ (la mort ?) comme le simple franchissement d'un seuil. Le volume montre trois aspects disparates mais complémentaires de l'œuvre de Wallace Stevens : les derniers poèmes, des aphorismes puis des extraits de lettres adressées à ses amis dans les dernières années de sa vie, entre 1949 et 1955.

Il n'y a rien de pesant ou de monumental (au sens anglais, donc funéraire, du terme) dans Le Rocher (1954) ni dans les poèmes de la fin de la vie de Wallace Stevens, empreints d'une nostalgie active. S'ils sont dénués de pathos, ces vers n'en sont pas moins hantés par un sentiment d'imminence : maisons vides ou bancales, froid mélancolique (« cette tristesse sans cause ») font surgir le spectre d'une défaite de l'imagination. Bien suprême, l'imagination permet de donner un sens plus aigu à la réalité. « Le sens ordinaire des choses » n'est pas donné ; il requiert d'être imaginé.

La nudité travaillée de cette poésie repose sur des variations minimales, des répétitions de mots ou de sons que l'édition bilingue permet de mieux apprécier : une sorte de gaucherie volontaire mime le désarroi du poète dont le matériau poétique s'avère balbutiant à ses yeux. Loin des excentricités baroques de ses premières œuvres (Harmonium, trad. Claire Malroux, José Corti, 2002), Le Rocher ainsi que les poèmes posthumes affirment sans emphase ni fioriture que la poésie est la part la plus tangible d'une réalité toujours à réinventer.

Car l'un des paradoxes de ce grand homme de la littérature américaine est de déjouer les clichés habituellement attachés à la figure de l'écrivain américain (« La réalité est un cliché auquel on échappe par la métaphore »). Nul désir de voyage chez ce sédentaire qui exalte l'absence de paysage dans « Les Falaises irlandaises de Moher », poème inspiré par une carte postale, et qui inaugure une remontée généalogique aux accents shakespeariens. Nulle célébration d'un Ouest mythique plein de promesses et d'aventure, ici associé à la « tombée de la nuit » : « La fleur épanouie du réel, non le fruit californien de l'idéal. » Ces poèmes du recueillement inquiet évoquent une spiritualité éloignée de toute religion : la seule foi de Wallace Stevens réside dans la poésie comme manière de susciter une aspiration vers le sens, à défaut de trouver un sens. La poésie se veut savoir, mot que l'écrivain utilise d'ailleurs en français dans le texte, comme pour « latiniser » et donc dépayser sa langue.

Les aphorismes de Adagia (1934-1940) tranchent avec la gravité des poèmes en un contrepoint roboratif et drôle, tout en entrant en résonance avec certains de leurs titres. On y découvre un Stevens péremptoire et provocateur (« Le romantisme est à la poésie ce que la décoration est à la peinture »), qui règle au passage son compte à l'imagisme d'Ezra Pound. Ce Stevens vindicatif assène ses sentences dans une sorte de manifeste poétique rhapsodique mais relié par le fil central de la poésie comme vérité : « La poésie est une remise à neuf de l'expérience » et du langage compris « comme matériau de la poésie et non son simple médium ou instrument ». L'art poétique de Stevens contient aussi, en filigrane, un art de vivre : « Vivre dans le monde mais hors des conceptions qu'on en a. »[...]

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Écrit par

  • : agrégée d'anglais, docteur d'État, ancienne élève de l'École normale supérieure, professeur des Universités, université de la Paris-III-Sorbonne-nouvelle, Institut du monde anglophone

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