À TOMBEAU OUVERT (M. Scorsese)
Il n'échappe à personne que le plan final d'À tombeau ouvert (1999) est une pietà : le héros, Frank Pierce (Nicolas Cage), trouve enfin un moment d'abandon dans les bras de la bien nommée Mary (Suzanna Arquette). On sait le goût de Martin Scorsese et de Paul Schrader (le scénariste du film) pour l'imagerie religieuse. Pareillement, le dealer Cy se trouve « crucifié » comme le syndicaliste de Bertha Boxcar (1972). L'hôpital s'appelle Notre-Dame-de-la-Miséricorde. Sous l'effet d'une drogue, Frank voit des morts sortir du macadam ; l'ambulancier baptiste Marcus pratique une « résurrection » (revival) ; le possédé Noel est assoiffé parce qu'il « revient du désert » ; le couple hispanique, dont la femme se nomme Maria, a conçu des jumeaux sans relations sexuelles... L'idée de rédemption, qui parcourt l'œuvre de Scorsese, paraît trouver ici son ultime expression.
Il est improbable que les cinéphiles que sont Martin Scorsese et Paul Schrader, marqués respectivement par les cultures catholique et protestante, n'aient pas songé à la pietà de Cris et chuchotements d'Ingmar Bergman, où la sœur mourante repose dans les bras de la servante. Mais quelle distance entre ces deux scènes ! « Dans l'étreinte d'une mère illusoire qui donne à mourir, écrit Jean Collet, l'extrême détresse coïncide avec une indicible douceur. La vie et la mort ne s'opposent plus, le temps s'arrête vertigineusement ». Ici, c'est Frank, qui repose sur les genoux de Mary et qui vient de « donner à mourir », en débranchant sciemment l'appareillage qui maintenait en vie Old Man Burke, le père de la jeune femme.
Et si la détresse est aussi extrême que chez Bergman, c'est moins la douceur qui nous frappe dans les traits et les attitudes de Nicolas Cage et Suzanna Arquette qu'une souffrance plus physique que morale. La « douceur » ne tient ici qu'à l'arrêt provisoire de l'image après une succession de courses folles, poursuites, fuites, voire catastrophes et accidents. Si la mise en suspens d'une temporalité aussi chaotique surprend et soulage, le spectateur en ressent surtout l'aspect transitoire et éphémère. Non seulement la vie et la mort déchirent encore le couple, mais l'angoisse à l'idée de la nécessaire reprise du cycle infernal demeure violemment présente.
À tombeau ouvert raconte trois nuits de l'ambulancier Frank Pierce, où alternent lutte contre l'arrêt cardiaque qui frappe Old Man Burke, sauvetage de M. Oh, roi de la puanteur, ou de l'assoiffé Noel qui veut se trancher la gorge au beau milieu de la 42e Rue, réussites et échecs... Face à ces atrocités quotidiennes, Frank ne peut avoir l'attitude révoltée du Travis Bickle de Taxi Driver (1975), également écrit avec Paul Schrader, lorsque la violence cathartique s'inscrivait sur fond de mouvements protestataires nés de Mai-68 et de la guerre du Vietnam. De même, il n'est pas venu de sa province vers cette nouvelle Sodome qu'est New York. Frank est originaire du même quartier que Mary, la 52e Rue, « là où il y a plus de fantômes au mètre carré que partout ailleurs », c'est-à-dire ceux qu'il a sauvés et ceux qu'il n'a pas pu sauver. Pour Travis, le métier fait l'homme. C'est avec son taxi qu'il se découvre une vocation à tirer l'humanité du péché. Frank, lui, n'a pu être médecin et tente de sauver les corps tout en étant obsédé par les âmes. Au temps de la contestation succède celui de l'humanitarisme. Scorsese reprend, pour le détourner, le principe de la série américaine Urgences (ou ses variations, tel Third Watch), où « l'urgence » de chaque situation nouvelle permet aux héros de se voiler la face, d'oublier déboires sentimentaux ou échecs médicaux dans un nouveau[...]
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Écrit par
- Joël MAGNY
: critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux
Cahiers du cinéma
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