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KIAROSTAMI ABBAS (1940-2016)

Itinéraires et rituels

Peu à peu, le cinéma de Kiarostami prend une forme abstraite, fascinante, apportant plus de questions que de propositions. Le dispositif l'intéresse plus que le projet initial. Dans Où est la maison de mon ami ? le spectateur pouvait suivre un trajet lisible au premier degré : l'enfant désireux de rapporter son cahier à son ami. Dans Ta'm e guilass (Le Goût de la cerise, 1997, palme d'or au festival de Cannes) et Bad marakhahad bord (Le vent nous emportera, 1999), les mobiles des personnages demeurent mystérieux, quand ce n'est pas l'identification de la situation qui demeure suspendue. Dans le premier, un homme, « monsieur Baadi », circule en 4×4 dans la banlieue de Téhéran, prend à son bord divers passagers à qui il propose de l'argent en échange d'un « service ». On comprendra qu’il cherche à se suicider, qu'il a déjà creusé sa tombe et qu'il demande une aide. On ne saura jamais pourquoi. La mort est encore au centre du second film, où divers personnages viennent dans un village attendre la mort d'une vieille femme dont on ne saura rien. On comprend progressivement qu'il s'agit d'un reportage sur un rite funéraire, mais le statut professionnel du héros reste volontairement flou : on l'appelle « l'ingénieur ». Les deux films sont composés de trajets interminables et répétitifs, tels des rituels, justement. On songe à la structure répétitive et fermée de certaines œuvres de Kafka, comme Le Procès, La Colonie pénitentiaire, ou Le Chasseur Gracchus. Cette fermeture est précisément le sujet des deux films, le premier ne s'ouvrant qu'en toute fin, lorsque le héros devient personnage de fiction, qu'il est explicitement montré comme acteur dans un film de Kiarostami. Le protagoniste de Le Vent nous emportera accomplit à de nombreuses reprises un itinéraire complexe vers une colline surplombant le cimetière pour capter sur son téléphone cellulaire des appels de Téhéran d'une totale insignifiance. L'essentiel réside dans ce que permet de découvrir cet itinéraire. Au milieu de Le vent nous emportera, l'ingénieur, forcé de rester en attendant la mort de la vieille femme dont les nouvelles sont alarmantes, s'enquiert auprès d'un enfant qui le guide : « Est-ce que je suis bon ou mauvais ? » L'enfant hésite, puis : « Tu n'es pas mauvais, tu es occupé. » Les circonstances l'obligent au contraire à devenir disponible, comme le lance une phrase entendue à un autre moment : « Laisse tomber le cimetière, viens manger des fraises ! » L'homme « occupé » s'imprègne de la vie des lieux et de ses habitants au lieu de s'agiter en vain.

Si Ten (2002) prolonge et radicalise cette thématique de l'itinéraire (le cinéaste réalise le film seul, avec une caméra numérique), Five (2003), composé de cinq plans fixes documentaires qui sont à la fois des paysages et des poèmes, marque une manière de rupture avec l'idée même de récit et de personnage. Kiarostami y retrouve les possibilités de la photographie qu’il n’a cessé de pratiquer et d’exposer, en même temps qu’il publie des recueils de poèmes. La dimension expérimentale semble alors l’emporter (Roads of Kiarostami, 2006 ; Shirin, 2008). Kiarostami diversifie ses activités mettant en scène Cosí fan tutte de Mozart au festival d’Aix-en-Provence (2008), réalisant également des installations entre 2006 et 2008. En 2010, il revient à la fiction cinématographique avec Copie conforme, avec Juliette Binoche et William Shimell, puis LikeSomeone in Love (2012), réalisé au Japon. 24 Frames (présenté au festival de Cannes en 2017) mêle photo, cinéma, art vidéo, images numériques.

Abbas Kiarostami meurt à Paris le 4 juillet 2016.

— Joël MAGNY

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Écrit par

  • : critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux Cahiers du cinéma

Classification

Médias

<em>Ten</em>, Abbas Kiarostami - crédits : The Kobal Collection/ Aurimages

Ten, Abbas Kiarostami

Abbas Kiarostami - crédits : Jean Baptiste Lacroix/ WireImage/ Getty Images

Abbas Kiarostami

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