KARDINER ABRAM (1891-1981)
Les limites de la méthode
Restait une question : l'appareil ainsi testé est-il utilisable pour l'étude des sociétés dites civilisées ? Kardiner a pensé qu'on peut parler de « l'homme occidental » comme on a parlé de l'Alorais ou du Tanala, mais qu'alors si complexes et changeantes sont les institutions dans des sociétés mobiles et compétitives que « nous ne pouvons plus passer directement de la personnalité de base à un groupe d'institutions dérivées ». Il a tenté, moins ambitieusement, d'analyser la personnalité de l'Américain moyen – doublement moyen –, puisqu'il réside dans le Middle West ! Une communauté urbaine venait, en effet, d'y être étudiée par James West. Kardiner exploite les résultats de l'enquête comme il l'avait fait pour Alor. Et c'est là qu'apparaît l'intérêt, mais aussi la limite, de son entreprise ; car il lui faut laisser de côté une bonne partie de l'information apportée par le sociologue, en particulier sur la division des classes et sur « les formes d'organisation sociale ». C'est avant tout, encore une fois, le rapport de l'éducation aux constellations psychiques de base qu'il élucide. Il en ira de même pour l'étude postérieure du Noir américain consignée dans The Mark of Oppression. Puisqu'il s'agit pour Kardiner de mesurer le poids de l'oppression, il lui faut bien partir de l'environnement social du Noir dans une société où joue la discrimination raciale, mais c'est avant tout l'incidence de cet environnement sur les méthodes d'éducation et le destin de l'enfance qu'il considère, pour en induire certains traits de la personnalité du Noir, tels que la faible confiance en soi et l'agressivité, et pour montrer comment cette personnalité s'exprime à son tour dans des systèmes projectifs (folklore, religion, images de la femme) et dans des méthodes de comportement telles que la criminalité. Il est assez remarquable que, fidèle en cela à la sociologie des Blancs, Kardiner n'évoque pas la possibilité d'une authentique culture afroaméricaine.
Dans son avant-dernier livre, Kardiner fait le point sur son entreprise. Sans doute ne peut-il tenir toutes les promesses qu'il avait faites lorsqu'il envisageait de suivre le destin de la personnalité de base à travers l'histoire des sociétés complexes. Du moins reprend-il la condamnation de l'évolutionnisme et assure-t-il que la psychanalyse telle qu'il l'entend permet d'étudier les phénomènes d'adaptation qui à la fois éclairent la socialisation de l'individu et provoquent le devenir de la culture.
Que des questions restent en suspens, on ne saurait s'en étonner. Que la personnalité de base soit un concept opératoire fécond, nul doute ; car on est toujours en droit de chercher ce qui, dans l'individu, se révèle général parce que déterminé par la culture. Et, si l'on veut penser cette socialisation et ses effets, la psychanalyse à la manière de Kardiner est peut-être le plus sûr moyen d'assouplir le causalisme, qui est toujours une tentation. Peu importe que cette psychanalyse prenne des libertés à l'égard de Freud : ce n'est peut-être pas faire tort à Freud que de poursuivre l'analyse au-delà du roman familial ou de l'histoire de la horde primitive. Mais pourrait-on aller plus loin et penser l'individu et la culture comme deux phénomènes d'un même sens ? Cela n'est pas évident. Au surplus, le vrai problème n'est pas là : il est de penser l'unité de la culture. Là, le recours à la personnalité de base suscite un double danger : d'une part, le danger de réduire le social au psychologique en n'apportant pas assez d'attention aux structures proprement sociales et à l'ancrage de la culture dans la société ; d'autre part, le danger de ne distinguer institution primaire et[...]
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Écrit par
- Mikel DUFRENNE : ancien professeur à l'université de Paris-X
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