ABSTRACTION
Terme qui renvoie à tout au moins quatre significations, à la fois indépendantes les unes des autres et pourtant reliées par un jeu de correspondances profondes.
Un sens premier du mot abstraction est le suivant : négliger toutes les circonstances environnant un acte, ne pas tenir compte des accidents d'une substance, ne pas s'arrêter aux particularités d'un être. Il s'agit pour la pensée de faire effort pour se détourner de toute considération concrète : les circonstances, les motifs, les contextes, etc., bref de s'extraire de la relativité constitutive de l'expérience et des « questions de fait ». L'abstraction est un retrait de l'attention par rapport aux faits afin de dégager une nature constante, une valeur, un sujet, une forme. C'est l'attitude opératoire qui devrait permettre à l'esprit scientifique de déterminer expérimentalement un ensemble de rapports constants entre des faits pour en abstraire inductivement une loi. En ce premier sens, il s'agit de l'abstraction par simplification, d'une remontée au principe de la mise à l'écart d'une réalité trop complexe pour être pensée de façon unitaire dans sa diversité. Ainsi entendue, l'abstraction est une opération préalable et nécessaire à toute idéation.
À ce premier sens, un deuxième est très lié, au point qu'ils sont souvent confondus. Il s'agit cette fois de remonter d'éléments (aussi complexes soient-ils) vers des propriétés plus générales. Par exemple, on considérera les triangles rectangles, isocèles, équilatéraux pour tenter de dégager les propriétés communes des triangles. Comme l'écrivent Arnauld et Nicole à propos de cet exemple : « Je me forme une idée qui peut représenter toute sorte de triangles » (Logique de Port-Royal, I, 5). Ce type d'abstraction par généralisation est une opération mentale nécessaire à la dynamique de la conceptualisation. Elle se fonde sur la structure même de la logique des classes et les propriétés opératoires du langage humain.
C'est l'évidence rationnelle et logique de l'abstraction qui sera elle-même critiquée à travers une troisième signification du terme. Il s'agit d'une opération cognitive présente en toute activité psychique. L'abstraction désigne ici le processus mental qui consiste, en partant d'un donné quelconque (physique, émotionnel, conceptuel, pathologique, etc.), à isoler un trait spécifique quelconque, une détermination considérée en elle-même. La spécificité de cette forme d'abstraction réside dans le fait d'isoler de toute intégralité ou globalité de l'objet un aspect fragmentaire, local. Ainsi, par exemple, l'aspect blanc de cette page, sans tenir compte de l'aspect rectangulaire de sa forme, ou de l'aspect de son grain, de celui de sa surface (lisse, cornée, froissée, etc.), bref de toute autre détermination. Ou bien encore le symptôme « avoir mal à la tête » peut être abstrait d'une totalité pathologique, et soigné sans tenir compte des autres symptômes. Il s'agit cette fois de l'abstraction par sélection, opération nécessaire et propédeutique à toute classification. Cette forme d'abstraction entraîne un appauvrissement du réel. Ainsi par exemple l'acte d'abstraction qui est à la base de la science galiléenne. Il a consisté à isoler un trait du mouvement des corps : le changement de lieu (en exclusion de tout autre aspect qualitatif du mouvement). Cette abstraction permettra la quantification du mouvement physique. Mais est-elle encore pertinente lorsqu'elle est étendue aux mouvements vitaux ou psychiques ? L'abstraction par sélection est de vocation réductrice. Elle tend à réduire toute particularité à un trait différentiel, toute singularité à un jeu de déterminismes circonstanciels, tout[...]
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Écrit par
- Alain DELAUNAY : chercheur au Collège international de philosophie
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