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ABŪ L-‘ALĀ' AL-MA‘ARRĪ (979-1057)

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Les malheurs du temps présent

Il disparaît au moment où l'islām change de maîtres, à l'aurore de l'hégémonie turque : en 1055, Tugrilbeg installe à Bagdad, dans l'ombre du calife, un véritable pouvoir de fait qui va réunifier, sous la bannière de l'islām « orthodoxe » ou sunnite, une bonne partie de ses territoires alors au bord de l'anarchie. Mais, de ce sursaut de l'islām, Abū l-‘Alā' n'aura connu que les veilles sanglantes, les convulsions d'une histoire dont le spectacle, ajouté à ses propres malheurs, aura nourri son pessimisme. Princes ḥamdānides d'Alep, bédouins du désert, Būyides protecteurs du calife de Bagdad, sans oublier le califat rival, celui des Fāṭimides du Caire, tous ces pouvoirs font de la Syrie du xe siècle finissant le malheureux champ clos d'ambitions rivales qui confirment la décadence générale du pouvoir politique, affaiblissent l'autorité musulmane et favorisent les entreprises de l'étranger : Byzance maintient sur ces régions une pression très forte.

C'est dans ce contexte de désastres, personnels et collectifs, que s'élabore la production d'Abū l-‘Alā' : œuvre difficile, fondamentalement celle d'un poète doublé d'un érudit, chargée de symboles et de mots rares, elle ne prétend pas ériger un corps de doctrine, structuré comme tel, mais livre une pensée en train de se faire et de se dire. Les sursauts, les retours sur soi-même, les contradictions aussi, sont le prix d'une lecture vers à vers. Mais l'analyse globale restitue heureusement à cette pensée son unité essentielle et son originalité, si fermes, si tranchées que la civilisation à laquelle elle appartient a parfois refusé de s'y reconnaître.

L'orgueilleuse solitude d'Abū l-‘Alā' n'est souvent rien d'autre, dans le fond, que la première, la plus immédiate des manifestations de son pessimisme. C'est la déploration sur la folie des hommes qui appelle la volonté hautaine de n'être pas comme eux :

« Les hommes ont beau différer de caractère et de conduite, la perversion de leur nature est partout égale.

Ah! si tous les enfants d'Ève étaient comme moi ! Mais le mal tient tout ce qui vient d'Ève. Loin des hommes, je me guéris de leurs maladies ; près d'eux, la raison et la religion souffrent. »

Le sage, qui n'a plus qu'à « mourir avec sa colère », doit-il s'étonner de la folie du siècle où il vit : l'absurde, l'innocence tuée, la défaite des justes, la corruption générale ? Certes non, car le mal est à la racine, dans l'homme et surtout dans la femme, dans le vouloir-vivre et dans le pouvoir, et ce mal, le mal suprême en tout cas, c'est la mort, dont toute existence se gangrène aussitôt que créée :

« Les plantes de ce monde s'appellent maladies, et la jeunesse trouve un poison subtil dans l'eau douce. »

Les réponses possibles, on les devine : la résignation, la sérénité ou ce défi suprême qu'est l'indifférence. « J'ai été jeté ici-bas malgré moi », dit le poète, qui compose lui-même son épitaphe :

« Tel est le crime de mon père, envers moi ; du moins ne l'ai-je, moi, commis contre quiconque. »

Et puisqu'en ce monde, « tout n'est que douleur », la mort même devient espérance :

« Mon Dieu, quand m'en irai-je de cette terre ? Ah! j'y ai séjourné trop longtemps. »

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