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ABY WARBURG ET L'IMAGE EN MOUVEMENT (P.-A. Michaud)

L'ouvrage de Philippe-Alain Michaud Aby Warburg et l'image en mouvement (Macula, 1998), préfacé par Georges Didi-Huberman, propose en guise d'introduction une chronologie où se déploient d'emblée, comme autant de brèves remarques, la singularité du personnage, la diversité de ses intérêts, l'importance d'une formation où les figures de Nietzsche et de Burckhardt se dessinent en filigrane, la célébrité des héritiers directs ou indirects (Cassirer, Panofsky...), enfin l'amour des images et des livres. Philippe-Alain Michaud nous fait immédiatement sentir le caractère extraordinaire de l'historien de l'art allemand Aby Warburg (1866-1929). Ce livre restitue deux ou trois fragments de l'histoire d'une étrange famille où l'on peut céder un droit d'aînesse contre... le pouvoir d'acheter des livres. Tel fut, en effet, le contrat signé par Aby avec son cadet, contrat dont il devait même tenter de théoriser la fécondité en précisant : « Nous devons démontrer par notre exemple que le capitalisme rend également possible le travail de la pensée... »

Ces traits romanesques évoqués, Warburg intéresse surtout l'auteur parce qu'il introduisit une « révolution discrète, solitaire et profonde » dans les études sur la Renaissance et, partant, dans l'histoire de l'art en général. Une rupture avec le canon winckelmannien, assurément ; une critique de ses choix « esthétisants » ; mais plus encore, une invention méthodologique que le livre tout entier s'attache à nous faire découvrir en attirant l'attention sur une multiplicité de suggestions fécondes aujourd'hui encore : que la figure de référence d'une œuvre est moins le héros calme et serein que la ménade agitée dans sa danse ; que la peinture donne à penser non pas le corps comme compacité unitaire, mais comme ensemble de tensions ; que le rite et le culte, loin de relever de pratiques obscurantistes, ont quelque chose à nous apprendre sur nous-mêmes et sur l'art ; que l'histoire de l'art est, au sens même où l'entend Norbert Elias, une histoire de la civilisation ; et enfin qu'elle expose l'énigme de notre relation avec le monde lui-même. C'est dire tout ce que Warburg doit à La Naissance de la tragédie de Nietzsche (1872) comme aux études de Jacob Burckhardt. C'est dire aussi tout ce qu'il invente.

Parti en Amérique du Nord en 1895-1896 où il étudie les Indiens, il en revient doté d'un outil d'analyse et ouvre sa discipline à l'anthropologie et à l'ethnologie. La critique du néo-classicisme n'est donc pas son horizon, mais plutôt, au terme d'un long parcours, l'étude de la culture et de la représentation. Très vite, en effet, Warburg réinvente et déplace les catégories nietzschéennes : l'intérêt qu'il porte aux rites par quoi le monde se configure et par quoi des forces mystérieuses se font représentations produit des effets. C'est à la lumière de cet éloignement (physique et méthodologique) qu'il pensera la Renaissance.

Qui plus est, l'expérience du voyage a accentué sa passion pour l'archive. L'exposant à des civilisations pour partie déjà disparues, elle a réveillé chez lui le désir de transmettre : soucieux des formes que nous inventons pour représenter nos passions (pathosformeln) – non pas nécessairement pour les connaître ou les comprendre, mais pour en résoudre la difficulté en les actualisant –, Warburg est aussi un homme de son temps. À sa façon, il veut penser l'instrumentalisation de la nature lorsqu'il s'intéresse aux Indiens d'Amérique parce qu'ils représentent une enclave « d'humanité primitive » dans l'espace même de la technique. Le constat est lapidaire : « le télégramme et le téléphone détruisent le cosmos ». Pour autant, il n'est pas conservateur[...]

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Écrit par

  • : docteur en philosophie, professeur agrégé à l'École normale supérieure de Cachan, maître de conférences à l'École polytechnique d'esthétique et d'histoire de l'art

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