WARBURG ABY (1866-1929)
Une bibliothèque-cosmos
Les livres n'étaient pas pour Warburg de simples instruments de recherche. De leur rassemblement devait naître un univers de savoir, régi par les lois symboliques de l'organisation du cosmos, et qui devait trouver dans l'agencement de la bibliothèque sa contrepartie matérielle. Warburg écrit dans sa conférence de 1923 : « Ce qui m'intéressait en tant qu'historien de la culture était qu'en plein milieu d'un territoire qui avait fait de la culture technique une arme d'une précision stupéfiante entre les mains de l'humanité intellectuelle puisse subsister une enclave d'humanité primitive. » Sur le modèle des villages isolés en haut de la Black Mesa, au milieu du territoire américain quadrillé par le chemin de fer et le télégraphe, Warburg, dès le commencement du xxe siècle, installe sa bibliothèque à Hambourg, au sein de l'un des foyers les plus actifs de la civilisation marchande européenne. Il l'organise selon des principes inspirés de la circulation analogique entre habitation, cosmos et lieu de culte qui structure l'existence des Indiens sédentaires de l'Ouest américain. Sur le modèle des maisons hopis dans lesquelles l'espace réservé à la prière, la kiwa, est situé sous l'espace d'habitation, les livres étaient conservés au rez-de-chaussée du 116 Heilwigstrasse, la demeure familiale, en dessous des appartements. L'espace de contemplation (Andachtsraum) des indiens était devenu l'espace de pensée (Denkraum) de l'historien de l'art.
Pendant les séances de travail, Warburg était constamment en mouvement, manipulant des livres, comparant des photographies, écrivant et classant des notices. Selon son assistant Fritz Saxl, « on le voyait souvent fatigué et inquiet, penché sur ses fichiers, une liasse de fiches dans la main, s'efforçant pour chacune de trouver la meilleure place à l'intérieur du système. Cela paraissait une grande dépense d'énergie, on avait mal pour lui. » Le classement des livres, des images et des fiches était devenu aux yeux de Warburg un rite d'orientation : à l'image de la danse des kachinas à laquelle il avait assisté dans un village de la Black Mesa, on pourrait dire que ses déplacements dans la bibliothèque étaient des causalités dansées. Dans le nouveau bâtiment qu'il fera construire en 1925 à côté de sa demeure privée lorsque celle-ci sera devenue trop étroite pour la collection des livres (plus de 45 000 volumes) et qu'il tiendra à faire équiper des techniques les plus modernes, on retrouve encore des réminiscences du voyage indien. Cette nouvelle bibliothèque, nommée K.B.W. (Kunstwissenschaftliche Bibliothek Warburg) comportait une salle de lecture en ellipse, une idée dont Warburg disait qu'il était redevable à Cassirer qui voyait en celle-ci une représentation pré-moderne du cosmos. Mais la salle de lecture, conçue comme une arène, renvoyait aussi au voyage amérindien : les auditeurs assistaient aux conférences depuis un balcon ménagé au niveau supérieur, comme les spectateurs blancs et indiens assistaient au rituel kachina depuis les toits des maisons bordant la place d'Oraibi.
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Écrit par
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