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ACTION ET RÉACTION (J. Starobinski)

Le livre de Jean StarobinskiAction et réaction (Seuil, Paris, 1999) se situe dans la lignée des grands essais de sémantique historique conduits par Leo Spitzer, notamment à partir des mots « milieu » ou « Stimmung ». Par-delà les œuvres ou les auteurs, c'est à une passionnante traversée de notre culture qu'il nous invite, en suivant des métamorphoses d'un couple de notions : action et réaction. Une traversée par essence interdisciplinaire : si le terme de réaction a beaucoup servi, jusqu'à devenir d'un usage banal dans la langue, les effets de connaissance qu'il a produits ont fécondé des savoirs aussi divers que la chimie, la médecine, la biologie, la psychologie ou la philosophie politique.

Ce terme, à vrai dire, naît presque avec la philosophie occidentale : présent chez Aristote dans l'opposition entre agir et pâtir, il permet de penser ce qui contribue à produire la forme des êtres vivants. Il conduit ainsi une première existence jusqu'à la philosophie scolastique, héritière directe d'Aristote. Cependant, c'est au xviie siècle, avec les Principia de Newton, que la notion de réaction va opérer une mutation radicale, qui concourt à ce que l'on pourrait nommer la mathématisation de l'univers. En effet, là où Aristote proposait une pensée globale du vivant fondée sur les quatre éléments (chaud, froid, humide, sec) et sur une conception du mouvement applicable à tout ce qui est en devenir, la science nouvelle va imposer une pensée mécaniste articulée à partir d'un système de variables, toutes susceptibles de mesures. Dans cette logique, le principe qui affirme l'existence dans un corps d'une réaction associée à toute action, d'intensité égale et de sens contraire, joue un rôle déterminant. À partir de là commence l'odyssée du couple action-réaction, dans un espace mental et culturel où la philosophie, la science mais aussi la littérature comprise comme pensée du monde vont dialoguer longtemps encore.

Il ne saurait être question, ici, de reconstituer ce voyage qui donne lieu à des pages éblouissantes. Ainsi, lorsque Jean Starobinski analyse la pensée de l'hétérogène chez Diderot, propose une lecture des études philosophiques de Balzac (Louis Lambert notamment) ou s'intéresse, à travers la notion d'abréaction, au premier Freud et à ses antécédents (Bernheim, Breuer). Tout au plus peut-on observer qu'au cours de ce long processus de translation qui l'amène à servir de pivot à des pensées aussi différentes que, par exemple celle de Bichat sur la vie comme « principe permanent de réaction », ou celle de Benjamin Constant qui, à la suite de la Révolution, introduit la pensée réactionnaire dans l'ordre du politique, il s'en faut que le couple action-réaction conserve systématiquement le poids de scientificité que lui avait donné Newton. Bien plutôt, au cours des multiples réappropriations dont il est l'objet, apparaît-il comme un gage de scientificité, une métaphore stratégique permettant, dans un champ de savoir donné, d'introduire une hypothèse inédite. Davantage, il peut même arriver que le terme de réaction serve d'arme contre l'univers mécaniste mis en place par Newton. Ainsi, dans une belle analyse, Starobinski montre comment la philosophie de la nature de Goethe, tout en s'appuyant à son tour sur le couple action-réaction, renoue avec le vitalisme exprimé par Aristote et la philosophie médiévale : « Désireux surtout d'affirmer les liens unissant entre eux les phénomènes naturels, Goethe voit le monde comme le champ de multiples „actions“ et „réactions“, mais il n'utilise pas ces termes au sens mécanique qu'ils avaient pour Laplace ou pour Senancour : il leur donne l'acception qu'ils avaient dans le vocabulaire de la physique qualitative des péripatéticiens du Moyen Âge ou des néo-stoïciens de la Renaissance[...]

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