ACTION RATIONNELLE
Trois types de théories de l'action rationnelle
La voie de l'individualisme méthodologique, à laquelle sont associées les théories de l'action rationnelle, a été souvent empruntée depuis les années 1980. Elle a même donné lieu à relecture et interprétation d'auteurs, comme Karl Marx, que tout sépare a priori de cette tradition de pensée. Le bilan actuel de ce programme de recherche est révélateur de la pluralité des options défendues. D'inspiration économique, l'école de la rationalité instrumentale (Coleman) bénéficie toujours d'un crédit réel dans la mesure où, dans certaines situations où les acteurs peuvent calculer en toute connaissance de cause, la valeur heuristique du modèle est indéniable. Mais, y compris dans le camp de l'individualisme méthodologique, de nombreuses voix se sont élevées pour contester la prétention de ce paradigme à s'ériger en axiomatique générale.
La raison première est qu'il existe des actions dont la théorie du choix rationnel, dans son versant instrumental, est incapable de rendre compte. Pour le sociologue utilitariste, il est impossible par exemple de comprendre pourquoi les individus votent. Le coût d'une telle action (déplacement, sacrifice au détriment d'autres activités plus intéressantes...) est supérieur à l'espérance de gain. La probabilité d'influencer le résultat par sa seule voix est en effet extrêmement faible. Et pourtant, les individus participent aux élections... Pour expliquer ce paradoxe, Boudon propose de prendre en compte une rationalité axiologique. Les individus ne sont pas uniquement mus par des motivations instrumentales et leur action ne peut pas toujours être interprétée en considérant les conséquences attendues d'un calcul préalable. Dans le cas du vote comme dans de nombreuses situations familières, il faut accorder toute sa place aux sentiments moraux et donc aux principes structurants de l'action. Si je considère que la démocratie est un mode d'organisation politique souhaitable, alors j'ai une « bonne » raison de me déplacer pour aller voter, quelles que soient les conséquences à attendre de mon vote.
Une seconde façon d'amender la théorie de la rationalité instrumentale consiste à considérer la dimension cognitive immanente à toute décision. Un calcul parfait suppose une information complète et une capacité de l'agent à traiter cette dernière de façon optimale. Or l'information a des coûts, la mémoire n'est pas infinie et les capacités des individus à effectuer les calculs sont limitées. Comme l'a tôt suggéré Herbert Simon, mieux vaut en conséquence abandonner la notion d'optimisation et lui préférer celle de satisfaction. En situation de choix, un individu opte pour une solution, non parce qu'elle est optimale mais parce qu'elle est la première qui lui paraît satisfaisante. Plus réaliste, cette théorie de la rationalité limitée a connu un beau succès en sociologie des organisations.
En prenant au sérieux le biais cognitif qui ampute nécessairement toute action à visée rationnelle, les sociologues croisent le chemin des théoriciens des jeux. Ces derniers proposent des modélisations de microdécisions fondées sur la prise en considération des interactions avec autrui. Comment retrouver son conjoint que l'on vient de perdre dans un grand magasin ? La solution ne va pas de soi. La difficulté du problème tient fondamentalement au fait que chacun ne doit pas simplement compter avec ses propres ressources. Ego doit aussi anticiper le comportement d'Autrui, qui lui-même anticipe le comportement d'Ego, anticipation de l'anticipation qu'Ego doit aussi intégrer dans ses calculs, etc. Une façon efficace de mettre fin à l'indécision qu'un tel raisonnement implique consiste à recourir à une convention dont les fondements sont les produits de l'histoire[...]
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Écrit par
- Michel LALLEMENT : professeur de sociologie au Conservatoire national des arts et métiers
Classification
Média
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