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ADDISON JOSEPH (1672-1719) & STEELE RICHARD (1672-1729)

Un grand journal

Mais ce n'est pas la mort qu'Addison et Steele nous ont léguée, ni même un mausolée : c'est le miracle d'un almanach qui a survécu aux saisons, d'un journal qui a freiné la fuite du temps. Trois éléments conspirent à la pérennité du Spectator. D'abord le refus des auteurs de rester en prise directe avec la réalité quotidienne. À cette fin, ils ont délégué leurs pouvoirs à une sorte de comité de rédaction imaginaire, groupé autour de M. Spectateur, témoin attentif et censeur souriant de la société de son époque, qui s'efforce d'« aviver la moralité par l'esprit (wit) et de tempérer l'esprit par la moralité » (Spectator no 10), de fournir à la nouvelle classe dirigeante l'échelle de valeurs religieuses, artistiques et sociales qu'elle cherchait. Ce « club » siège dans les divers cafés de la ville et réunit, dans ces « salons du pauvre », des personnages de toute qualité : sir Roger de Coverley, vieux tory attaché au passé, y affronte sir Andrew Freeport, gros marchand de la Cité qui regarde vers l'avenir. Le capitaine Sentry, cette ombre du jeune Steele, parle au nom de l'armée, un ecclésiastique anonyme défend les intérêts de l'Église établie. Éternel étudiant en droit, le Templar, éternel vieux beau, Will Honeycomb appartiennent à la faune de Londres. Ils tranchent sur la mode, les femmes, le théâtre.

Ce petit monde ne joue peut-être pas, dans l'économie de la revue, tout le rôle qu'on pouvait attendre de lui, car ses créateurs n'ont pas voulu ou n'ont pas su l'exploiter à fond. Il n'en a que plus de charme et de mystère. Et l'un des personnages a même acquis une dimension romanesque. C'est celui dont les auteurs se sont le plus moqués, tant il est vrai qu'on s'attache à ce qu'on raille. Sir Roger de Coverley est l'une des figures les plus vivantes et les plus pittoresques du monde de la fiction. Il fut peut-être la cause d'une des obscures dissensions qui opposèrent, à la longue, les deux maîtres d'œuvre de la revue. La légende veut en effet que, mécontent de certaines rencontres nocturnes que Steele ménageait à sir Roger, Addison se soit résolu à tuer le personnage, ce qui entraîna une dissolution prématurée du « club ».

Le deuxième élément qui a fait la grandeur et la beauté du Spectator, c'est qu'il préfigure tous les aspects du journalisme moderne. On y trouve, en effet, des articles de fond qui traitent, parfois sous une forme allégorique, de l'influence du « Problème dynastique sur le crédit » ou d'une « Question de politique extérieure » ; des billets du jour où se condense un climat et se formule une épigramme ; une chronique théâtrale qui comporte des reportages sur l'opéra, la critique de certaines comédies, des réflexions sur la tragédie ; une page littéraire où nous sont présentés des poètes morts ou vivants (cf. les numéros sur le Paradis perdu, la poésie populaire, l'Essai sur la critique) ; une page de la femme, très fournie, qui nous parle de toilettes, de savoir-vivre, reçoit les confidences des lectrices amoureuses, et même un feuilleton où nous suivons les aventures du « club » et que remplace parfois un récit sentimental : Yarico et Incle, Brunetta et Phyllis.

Mais il y a mieux : le Spectator est le premier journal qui ait dialogué d'une façon naturelle et vivante avec ses lecteurs. Le jeu de questions et réponses de l'Athenian Mercury avait ouvert la voie à ce genre de dialogue, mais restait artificiel. Addison et Steele furent les premiers à sonder les reins, à tâter le pouls de ce monstre encore informe qu'ils ont contribué à façonner : l'opinion. On les a qualifiés d'architectes ; on devrait plutôt dire qu'à la manière de Frankenstein, ils galvanisèrent l'opinion publique[...]

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