QUETELET ADOLPHE (1796-1874)
L'idée de l'homme moyen (1844-1848)
Vers 1844 se produit dans la pensée de Quetelet une inflexion significative. Jusque-là, son intérêt s'était principalement porté sur la constance des phénomènes observés et sur leurs oscillations autour de la valeur moyenne. Avec son mémoire Sur l'appréciation des documents statistiques, et en particulier sur l'application des moyennes (1844), il franchit un pas décisif. Il s'intéresse désormais à la distribution de ces observations. Pour la première fois, il remarque qu'elles se répartissent de façon symétrique par rapport à la moyenne. La forme de la distribution est à peu près celle que l'on peut prévoir à partir d'une distribution dite binomiale ou normale, représentée par la courbe couramment appelée courbe de Laplace-Gauss. En appliquant la théorie des probabilités, Quetelet pouvait construire a priori une courbes théorique de distribution des fréquences pour le poids, la taille ou le tour de poitrine. Cette courbe théorique coïncidait de façon remarquable avec les distributions empiriquement observées. On voit comment la notion d'« homme moyen » est au centre du raisonnement. Jusqu'au mémoire de 1844 inclus, Quetelet ne l'applique toutefois qu'à quelques caractéristiques physiques. Dans ses deux œuvres suivantes, il étend la notion d'abord à l'ensemble des caractéristiques physiques (formant ainsi la base de la « physique sociale ») et des qualités intellectuelles et morales (constituant la « statistique morale »), et plus encore à toutes les collectivités humaines, des plus petites unités à l'humanité considérée dans sa totalité, et à toutes les époques de l'histoire humaine. Ces extensions constituent la « théorie de l'homme moyen » proprement dite. Elle est exposée de façon d'abord restreinte à la physique sociale et à la statistique morale dans les Lettres à S.A.R. le duc (...) sur la théorie des probabilités... (1846), puis de façon beaucoup plus générale, dans Du système social et des lois qui le régissent (1848). Dans la préface de ce dernier ouvrage, il a lui-même identifié le concept d'« homme moyen » comme le noyau central de sa pensée, et il en a retracé rétrospectivement l'émergence et le développement dans ses écrits. Dans cet ouvrage, Quetelet veut montrer que la « loi des causes accidentelles » est une loi générale qui s'applique aux individus aussi bien qu'aux peuples, et qui gouverne nos qualités intellectuelles comme nos qualités physiques.
L'attaque d'apoplexie qui frappe Quetelet en 1855 le laisse diminué : ses publications postérieures ne sont désormais que des reprises d'idées précédentes. Il meurt le 17 février 1874. Il est enterré avec les honneurs dus aux plus grandes célébrités. Pour les sociologues actuels, son intuition essentielle, selon laquelle certains processus sociaux (correspondant à un enchevêtrement des causes) permettent d'expliquer la distribution finale de certaines données observables, s'est trouvée amplement confirmée par le développement des modèles mathématiques de distribution des revenus, des vocables, de la taille des villes. Mais Quetelet est resté à l'intérieur du modèle de Laplace-Gauss, qui postule l'indépendance mutuelle des faits observés, tandis qu'aujourd'hui les modèles des sciences sociales sont du type dit « de contagion », dans lesquels les phénomènes étudiés sont mutuellement dépendants.
Les contemporains de Quetelet n'ont rien pressenti de tout cela, pas plus que ses anticipations de nos procédures actuelles de l'analyse multivariée. Dans le dernier tiers du xixe siècle, la polémique s'est concentrée autour de deux concepts : celui de l'« homme moyen » d'une part, celui du déterminisme social de[...]
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Écrit par
- Bernard-Pierre LÉCUYER : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé de l'Université, directeur de recherche au CNRS
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