- 1. Difficultés du concept
- 2. La disjonction de l'affect et de la passion : Kant
- 3. Affectivité et passions dans la tradition classique
- 4. Affectivité et passions dans la philosophie allemande des XIXe et XXe siècles
- 5. La disjonction de l'affectivité et de la subjectivité : Heidegger
- 6. Prolégomènes pour une phénoménologie de l'affectivité
- 7. Bibliographie
AFFECTIVITÉ
La disjonction de l'affect et de la passion : Kant
La profonde nouveauté de Kant dans l'histoire de la philosophie, le « renversement » ou la « révolution copernicienne », consiste en sa conception architectonique de la pensée, c'est-à-dire en ce que les termes (concepts) et les choses (Sachen) de la pensée dépendent, dans leur pouvoir de signifier, de l'orientation préliminaire de la pensée au sein du champ symbolique des concepts et de la langue dans et avec lesquels elle travaille. Il n'y a pratiquement pas, chez Kant, de distinction et de définition qui ne soient pas déterminées par une « motivation » architectonique, c'est-à-dire, en quelque sorte, par un « système » d'orientation. Par là, elles perdent leur statut ontologique-métaphysique, pour gagner leur statut architectonique, à savoir leur relativité eu égard aux axes d'orientation de la pensée, qui sont, on le sait, l'âme, le monde et Dieu – inaccessibles au traitement philosophique systématique. Ainsi, dire que l'homme est un « animal raisonnable », ne revient-il pas à dire que l'homme est un animal pourvu de logos ou de raison, mais à dire, en quelque sorte, que la langue philosophique est amenée à distinguer, en l'homme, une sensibilité et une raison – et la division bien connue de l'esprit (Gemüt) et de la connaissance en « facultés » ou pouvoirs (Vermögen) n'est pas elle-même métaphysique (ontologique) mais « topique ». C'est dans le cadre de cette réflexion critique de la tradition philosophique, ou du redéploiement sur elle-même de la langue philosophique, que Kant propose de distinguer radicalement affects et passions, et ébauche par là, quoique en filigrane, le premier traitement philosophique systématique de l'affectivité – avant que le terme, absent comme tel de son œuvre, ne soit apparu.
Dans une note à la « Remarque générale » afférente au paragraphe 29 de la Critique de la faculté de juger, il écrit : « Les affects sont spécifiquement distincts des passions (Leidenschaften). Les premiers se rapportent simplement au sentiment ; les secondes appartiennent à la faculté de désirer, et sont des penchants qui rendent difficile ou impossible toute déterminabilité du libre arbitre par des principes. Ceux-là sont tempétueux et irréfléchis, celles-ci sont durables et réfléchies : ainsi l'indignation comme colère est un affect ; mais la haine (soif de vengeance) est une passion. Celle-ci ne peut jamais et sous aucun rapport être dite sublime ; parce que si dans l'affect la liberté de l'esprit (Gemüt) est à vrai dire entravée, dans la passion elle est supprimée. » Cette distinction fait écho à celle de l'anthropologie. Ce qui les distingue est leur rapport au temps, leur rapport à la raison et par là au sentiment du sublime – auquel correspond un affect du sublime. Alors que l'affect est fugace comme le temps qui s'écoule, et que cela le rend propre à entrer dans la temporalisation du schématisme de l'imagination – cela, pourrait-on dire aussi, en vertu de son caractère irréfléchi –, les passions sont durables, « parce qu'elles utilisent à leur profit l'ordre et la stabilité qu'apporte la raison, et occupent aussi, en quelque sorte, la faculté de désirer » (F. Marty). En quelque sorte, les passions s'endurcissent en pervertissant la raison, ce qui en fait une espèce de « maladie incurable », à la mesure de leur travail souterrain, de leur perfidie et de leur dissimulation – on ne peut s'empêcher de penser, ici, au concept freudien de « pathologie psychique ». Dans l'anthropologie, les passions proprement dites viennent de la culture, et sont liées à « l'opiniâtreté d'une maxime établie en vue d'une fin déterminée » : elles signifient donc que la raison y est asservie – et pervertie en tant que la fin déterminée y est prise pour[...]
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Écrit par
- Marc RICHIR : docteur en philosophie, chargé de cours titulaire à l'université libre de Bruxelles, chercheur qualifié au F.N.R.S. (Belgique), directeur de programme au collège international de philosophie (Paris)
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