AFRIQUE (conflits contemporains)
Des ethnicités fabriquées et manipulées
La mobilisation de l'ethnicité comme mode d'énonciation du politique s'inscrit donc dans un contexte socio-historique particulier, marqué par la déstructuration et la recomposition en profondeur des sociétés africaines sous l'effet de la mise en place du projet colonial. Mais, malgré la violence de cette imposition, ou grâce à elle, la mise en valeur coloniale, si limitée soit-elle à l'exception des produits utiles à la métropole (arachides, cacao, bois, coton, etc.), génère des opportunités d'enrichissement inconnues des sociétés africaines anciennes, donc de nouveaux enjeux et des clivages inédits. La compétition pour le pouvoir s'en trouve exacerbée et la mobilisation ethnique s'avère être l'instrument privilégié des acteurs engagés dans cette lutte, parce qu'elle fait sens, qu'elle est opérationnelle et facilement manipulable.
La manipulation du sentiment ethnique est possible du fait de l'existence d'un récit identitaire qui fonde l'unité du groupe ethnique, en façonne la mémoire collective en reliant le passé au présent et confère à l'identité revendiquée la légitimité de la longue durée historique. Ce récit raconte le mythe des origines, la geste des héros fondateurs et décline les symboles, rituels et pratiques collectives qui distinguent le groupe des autres. Sa fabrication passe par le recours à la tradition ou, plutôt, sa réinvention. Peu importe que cette tradition réinventée, bricolée, manipulée corresponde ou non à la vérité historique ; l'essentiel est qu'elle en présente toutes les apparences et s'impose comme l'unique régime de vérité.
Seules les élites, traditionnelles ou modernes, ont les compétences nécessaires (maîtrise de la « grammaire » et des techniques de mise en forme) à la fabrication du récit ethnique ; ce sont donc elles, souvent passées par l'école européenne et qui ont occupé des postes subalternes dans l'administration coloniale, qui s'imposeront comme entrepreneurs identitaires autorisés et mettront le fait ethnique au service de leurs stratégies d'accès au pouvoir et aux richesses. Le cas du nationalisme casamançais est exemplaire de ce point de vue ; le récit a été construit par le clergé catholique et notamment sa figure emblématique, l'abbé Augustin Diamacoune Senghor, chef des rebelles indépendantistes du Mouvement des forces démocratiques de Casamance.
Le passage de l'État colonial à l'État postcolonial ne marque aucune rupture en la matière. Certes, l'heure est à la construction de la nation, objectif proclamé de ces mêmes élites qui héritent des rênes du pouvoir. La stigmatisation du tribalisme associée à la délégitimation des appartenances ethniques est au cœur de la rhétorique politique officielle totalement vouée à l'exaltation de l'unité nationale et du développement. L'État se donne donc pour mission de construire la nation et se dote de l'instrument nécessaire à son accomplissement, le parti unique. Mais le changement reste d'ordre purement discursif. Car, si l'État autoritaire se veut l'incarnation de la nation, il est lui-même totalement investi par les logiques ethniques. Faute de procédures et de mécanismes institutionnels de partage des ressources et du pouvoir, l'ethnicité reste le répertoire d'action privilégié, d'autant que l'État est bien souvent le monopole d'un groupe ou de plusieurs groupes constitués en réseaux clientélistes, en conflit avec d'autres groupes, d'autres réseaux. Dans ce contexte, la lutte contre l'ethnisme et le tribalisme n'est souvent que le prétexte à la marginalisation ou, pire, à l'élimination de concurrents qui présentent une menace pour l'hégémonie du ou des groupes dominants, comme l'illustre le cas de la [...]
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Écrit par
- René OTAYEK : directeur de recherche au C.N.R.S., à Sciences Po Bordeaux
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Médias