AGNOTOLOGIE
L’ignorance produite et la manipulation de l’opinion
Même si, d’emblée, pour Proctor, la notion d’agnotologie avait bien pour but de couvrir les trois sens mentionnés, elle s’est vite retrouvée identifiée à l’ignorance « produite ». Il s’agirait alors de considérer l’ignorance non pas seulement comme un état, mais aussi comme un effet, et de la relier à ses causes. Mais l’idée même de « production » peut renvoyer à des logiques fort différentes : on peut penser à des causes, cognitives, sociales, politiques, commerciales ou industrielles agissant de manière aveugle ; ou encore à l’effet de principes et de normes adoptés de manière non critique. Mais l’idée de production peut aussi, sans que cela épuise les possibilités, signifier que l’ignorance est visée et voulue, produite intentionnellement, et donc qu’elle relève d’une stratégie. Ce sont finalement deux grands styles qui se détachent, qui correspondent dans l’ensemble aux deuxième et troisième sens, et qui s’opposent parfois : parler de production d’ignorance ou même de « production culturelle d’ignorance », comme le propose Proctor, renverrait ainsi soit à des causes, soit à des intentions et des stratégies.
Si l’on peut estimer que cette variante « stratégique » est illustrée par les travaux de Proctor, Oreskes et Conway, McGarity, Wagner, Rosner et Markowitz notamment (même s’ils n’utilisent pas forcément tous le vocable), il faudrait se garder d’y voir uniquement une illustration de l’idée de manipulation ou de mensonge. L’intérêt de ces travaux semble être triple au moins :
– au-delà du cas paradigmatique que Proctor explore dans Golden Holocaust, celui de l’industrie du tabac, sur lequel existent les archives publiques les plus nombreuses, ces exemples montrent comment, dans certains contextes, on peut « jouer » la science contre la science, utiliser les formalismes, les attributs et l’apparence de la science pour fragiliser de la connaissance fiable, entreprise qui est loin d’être triviale. En ce sens, l’analyse proposée, précise, d’épidémiologie biaisée, de publications « fantômes », de pressions sur l’expertise, de financement intéressé, pose une question classique en philosophie : celle de la démarcation, c’est-à-dire de la distinction entre la science et ses avatars. Comment faire la différence entre une démarche qui concourt à l’accroissement de la connaissance et une autre qui tend à la saper, quand, dans les deux cas, interviennent des énoncés identiques (« il faut plus de recherches », « corrélation n’est pas causalité », « il y a plusieurs causes »), des acteurs scientifiques, voire des publications revues par les pairs ?
– ces travaux traitent tout autant d’idées que d’actions et, en ce sens, ils se sont intéressés aux manières très concrètes dont on peut retarder une enquête, en imposant à l’action publique des niveaux de certitude démesurés, en finançant des recherches sur les « autres facteurs », ce qui revient à jouer les normes de la science contre la science. Ils présupposent que l’enquête scientifique, si elle vise la vérité, partage des catégories communes avec l’action : elle peut échouer, elle peut échouer de manière persistante, elle peut échouer sous l’action d’un tiers. En ce sens, les études agnotologiques seraient un patient relevé de ces modes d’action sur la connaissance ;
– certaines de ces études se sont intéressées à un mot d’ordre, présent dans les archives internes des cigarettiers, saisies et mises en ligne par la justice américaine, dans lequel un communicant affirme : « Notre produit, c’est le doute. » Dans ce court texte, le maintien stratégique d’une controverse, elle-même lourdement financée, est conçu comme un moyen de poursuivre la commercialisation du tabac et d’échapper aux condamnations[...]
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Écrit par
- Mathias GIREL : maître de conférences, département de philosophie de l'École normale supérieure, Paris ; directeur du Centre d'archives en philosophie, histoire et édition des sciences, CNRS - École normale supérieure
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PROCTOR ROBERT N. (1954- )
- Écrit par Mathias GIREL
- 1 325 mots
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L'historien des sciences Robert N. Proctor est né en 1954 à Corpus Christi au Texas. Il est surtout connu en France pour son travail sur les liens entre science et industrie du tabac, ce qui ne constitue cependant qu’une partie de ses recherches. Proctor, en effet, appartient à cette lignée...