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AGUIRRE, LA COLÈRE DE DIEU, film de Werner Herzog

Un désastre programmé

Tourné au Pérou, le film est librement inspiré de la vie d'un personnage réel. Le sous-titre est motivé par une déclaration hallucinée d'Aguirre (« Je suis la colère de Dieu »), odieux et visionnaire à la fois, les yeux bleus perdus dans un rêve qui place la gloire avant l'or. Après un début fulgurant, le récit ralentit graduellement, ou plutôt garde une lenteur tranquille jusqu'à une sorte d'engourdissement contemplatif contredisant la cruauté des scènes évoquées (un soldat décapité dont la tête coupée achève le décompte qu'il a entamé vivant).

Les premiers plans du film présentent les voyageurs, partis des sierras péruviennes, au départ du fleuve Amazone, peu large à cet endroit. La voix calme du narrateur, le prêtre de l'expédition, accompagne par intermittence les images. La procession des esclaves péruviens, de leurs lamas, de soldats espagnols casqués, d'une chaise à porteur, d'une femme en habit de cour, sur les pentes d'une montagne perdue dans les nuages, aux sons irréels de la musique électronique de Popol Vuh, est une des plus extraordinaires apparitions de l'écran.

Comme dans certains films historiques ou antiques de Pasolini, la caméra portée à l'épaule confère à cette chronique du xvie siècle une allure de reportage assez proche des documentaires d'exploration des années 1940-1950. Gouttes d'eau sur l'objectif, scènes elliptiques, personnages fixant la caméra (qui reste presque toujours au sein du groupe des personnages) contribuent à cette impression. Rappelons que Herzog, quand il signe Aguirre, a déjà réalisé plusieurs documentaires et en tournera d'autres. Il montre une nature magnifique et impénétrable, avec laquelle on ne peut pas se fondre et qui triomphera toujours. Les petits singes, qui envahissent le radeau à la fin du film, incarnent la dérision des prétentions humaines sur cette nature : ils sont le seul peuple sur lequel « règne » désormais Aguirre.

Les dialogues, en allemand, ostensiblement post synchronisés sur un ton neutre, toujours comme chez Pasolini, sont rares. Sorte de diable blond, Klaus Kinski, acteur qui généralement ne voulait tourner que dans des films populaires à petit budget, ne dit presque rien au début du film, comme s'il attendait son tour. Il joue de son corps, de ses roulements d'yeux et de ses postures déhanchées de chimpanzé, comme un acteur du muet incarnant Quasimodo. La voix off narrative n'intervient que par intermittence, et le moine chroniqueur n'est pas présent dans une grande partie des scènes. S'il l'est, c'est comme un représentant impuissant ou complice de l'Église qui, dit-il dans le film, « a toujours été du côté des puissants ». La dérision des rites et du calendrier chrétiens au milieu d'une nature étrangère, le ridicule des procédures humaines (un procès truqué en pleine jungle) créent un sentiment de vanité shakespearienne.

En même temps, le film rappelle sobrement la réalité historique : les massacres, les spoliations, l'esclavage dont furent victimes les Indiens, avec l'alibi – ou le double jeu – d'une volonté de « convertir » et de sauver. Les humiliés, les exploités (dont le prince déchu, ainsi que les deux femmes de l'expédition, nobles et bien habillées, mais totalement asservies), sont les vrais héros d'Aguirre.

Le film aura un certain écho dans le cinéma américain, et on en trouve des réminiscences aussi bien dans l'« opéra » Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola, que dans une réplique et certains plans du beau film de guerre La Ligne rouge (The Thin Red Line, 1999) de Terrence Malick.

— Michel CHION

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Écrit par

  • : écrivain, compositeur, réalisateur, maître de conférences émérite à l'université de Paris-III

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