APPELFELD AHARON (1932-2018)
Réinventer le langage
En 1962, Appelfeld publie son premier recueil de nouvelles : 'Ashan(Fumée) qui sera suivi de quatre autres recueils au cours de la décennie suivante, dont Be-Komat Ha-Karka (Au rez-de-chaussée) en 1968. Certaines de ces nouvelles, ancrées au xixe siècle, reflètent les épreuves subies par le peuple juif auquel semble s'attacher une malédiction séculaire. D'autres ont pour toile de fond les années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale. Appelfeld y évoque le monde de son enfance, cette société de la petite bourgeoisie juive assimilée et inconsciente de l'imminence de la catastrophe. À partir de 1971, les textes qu'il publie adoptent la forme du roman.
D'une manière générale, Appelfeld situe ses œuvres, les nouvelles comme les romans, dans un monde indéfini aussi bien dans le temps que dans l'espace. C'est ce que Hanna Ya'oz, spécialiste de la littérature de la Shoah, nomme la « littérature transhistorique », soit une expression littéraire de la Shoah caractérisée avant tout par l'absence de références à une époque historique et la disparition des repères temporels. Appelfeld évoque, notamment dans son roman Tsili (1983), le quotidien du juif pourchassé qui cherche un refuge au fond des forêts ou parmi les chrétiens, essayant de se fondre parmi ces derniers. Après la guerre, les rescapés sortis des camps, des bunkers, ou des forêts où ils se sont cachés, sont sauvés physiquement mais blessés spirituellement. Déracinés, dépourvus de leur identité, ils apparaissent sans défense contre le travail de destruction favorisé par l'isolement et la peur. La déchéance progressive est évoquée par des métaphores : le fugitif traqué, ne pouvant plus assumer sa condition d'être humain au fond des caves ou au sein de la nature, n'a d'autre ressource que de devenir un animal ou un végétal. Quant au survivant, incapable de trouver les mots adéquats pour relater son vécu, il a recours à d'autres formes de langage, tel celui du corps, du regard ou du vêtement.
En effet, les mots du langage traditionnel ont perdu leur pouvoir d'évocation, l'équilibre est rompu entre la chose et le mot : c'est « l'écriture de l'asymptote », selon le terme de Myriam Ruszniewski-Dahan, une « non-rencontre » entre le réel et les mots qui n'expriment désormais que la perte ou le manque. C'est paradoxalement au creux de cette absence qu'Appelfeld élabore son écriture et lui donne tout son sens. « La suspicion à l'égard des mots, je l'ai rapportée de là-bas. L'enchaînement fluide des mots me rend soupçonneux. Je préfère le bégaiement. Dans le bégaiement, j'entends la friction et le trouble, l'effort investi pour débarrasser les mots de leurs scories, la volonté d'offrir quelque chose d'intérieur » (Histoire d'une vie). Grâce à l'hébreu, « langue difficile, sévère, ascétique », Appelfeld apprend à « économiser les mots, à ne pas trop utiliser d'adjectifs, à rester en retrait et à ne pas donner d'interprétation ».
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Écrit par
- Michèle TAUBER : professeure des Universités en littérature hébraïque moderne et contemporaine
Classification
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