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AILLEURS, Henri Michaux Fiche de lecture

En 1948, l’écrivain et peintre belge Henri Michaux (1899-1984) publie chez Gallimard un carnet de voyages fictifs intitulé Ailleurs. Ce recueil poétique atypique voit le jour après une longue période de voyages réels, de 1927 à 1936, en Amérique du Sud (Ecuador, 1929), en Europe et en Asie (Un Barbare en Asie, 1933). Le recueil réunit trois récits sous la forme de notes ethnographiques : le premier et le plus long, Voyage en Grande Garabagne, a paru en 1936 ; le second, Au Pays de la magie,est publié durant l’exode, en 1941, quand le poète est au Lavandou ; le dernier, Ici, Poddema, le plus court, est édité chez Mermod, à Lausanne, en 1946. Mêlant l’invention poétique à la satire cruelle, ces trois livrets d’exploration de contrées et de peuplades aussi redoutables que fantastiques ont été composés à ce moment du xxe siècle où triomphent les États totalitaires. Dans un autre registre, Épreuves,exorcismes 1940-1944 (1946) complète ce tableau des « sombres temps ».

Le proche et le lointain

La « préface » incisive, paradoxale et insolente, donne le ton : le narrateur-explorateur parle de lui et de son « ailleurs » à distance ; sa phrase nerveuse, à l’humour glacé, annonce des « pays » « étranges » et pourtant « parfaitement naturels », dont « on ne saurait assez s[e] méfier » dans un « Monde » en « vase (…) clos » auquel on ne peut « échapper ».

Voyage en Grande Garabagne rassemble des notes d’ethnologie fictive ; le narrateur anonyme, malicieusement objectif, y dresse un inventaire de peuples imaginaires : les trente-et-un sous-titres à l’onomastique débridée s’ouvrent avec « Chez les Hacs », se poursuivent avec « Les Émanglons », « Les Omobuls » « Les Nans », etc., et se referment sur un portrait de « Dovobo, empereur de Grande Garabagne ». Ces contrefaçons ethnographiques présentent des sociétés de « brutes, dirigées par des chefs cruels et habiles » : les Émanglons étranglent les malades avec « des mains d’hommes de devoir » et ne peuvent « supporter de vivre dans la même pièce qu’une mouche ». Dans ces utopies de l’ignoble règnent la guerre (« les Hulabures »), la brutalité (« les Mastadars »), l’abjection (« les Nans »), l’affairement (« les Hivinizikis »), le nationalisme (« les Nonais et les Oliabaires »)... Entre pseudorécit de voyage et dystopie, le poète imagine un ailleurs qui sert de loupe monstrueuse à une vision anthropologique négative de notre réalité.

Le second volet, Au Pays de la magie, déroule une suite de quatre-vingt-onze fragments. Le titre en forme d’antiphrase préfigure l’ironie surréaliste et satirique qui mine le récit : ce « pays de la magie » est celui de l’absence, où « ce qu’il y a de plus intéressant (...), on ne le voit pas ». Là triomphent les tribunaux et les supplices sanglants, où l’on arrache la peau du visage. Le narrateur est finalement expulsé entre un « placard aux pendus », « un four à chiens » et une « bicyclette pour insectes ». Cette épopée émiettée et extravagante délivre une allégorie de la cruauté humaine.

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Écrit par

  • : professeur agrégé, docteur en littérature française, écrivain

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