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AIMER, BOIRE ET CHANTER (A. Resnais)

Jouer avec l’artifice

En longs plans-séquences, Aimer, boire et chanter s’attache à trois couples dont deux dialoguent côté jardin (des gentilhommières du Yorkshire) et l’autre côté cour (de ferme !), le casting agrégeant de nouveaux venus (Sandrine Kiberlain, Caroline Sihol) aux « anciens » du cinéaste (Sabine Azéma, André Dussollier, Michel Vuillermoz, Hippolyte Girardot). Dans ce trio de conjoints, les femmes supportent mal le manque de passion et de fantaisie de leurs compagnons. Aussi fantasment-elles sur le séduisant célibataire, ami commun du groupe, avec lequel chacune serait bien tentée de connaître quelque aventure. Le défi narratif est double : George, le personnage principal par lequel tout arrive, ne sera jamais vu, et l’intrigue – quatre des protagonistes répètent une pièce – se déroule entièrement hors champ, bien que Resnais se soit amusé à ce qu’il s’agisse de Relatively Speaking, premier grand succès d’Ayckbourn. En somme, le cinéma demeure pendant toute la projection dans les coulisses d’un théâtre dont Resnais accuse l’artifice : le décor n’est plus en dur mais composé de pendrillons (bandes de tissus en général noirs disposés à droite et à gauche de la scène), ici colorés comme des compositions entre abstraction et impressionnisme et disposés en fond de plateau, qui se trouve ainsi privé de toute profondeur. Les meubles eux aussi sont peints, en particulier les horloges détraquées qu’un médecin maniaque s’évertue à remettre à l’heure. Chacun écarte quelque panneau pour passer ailleurs, une quarantaine de courtes scènes se succédant, séparées par des dessins de façades dues à Blutch, auteur des affiches des trois derniers films de Resnais et aussi, parallèlement, d’une décapante bande dessinée, Pour en finir avec le cinéma(2011).

Ce patchwork culturel trouve son unité grâce à la précision de la préparation (à l’aide de figurines déplacées à l’intérieur d’une maquette), la concentration du tournage (dont toute improvisation est exclue) et la précision technique (cadrages, montage), y compris de gros plans de visages sur fond de grisaille « arrachés » (comme le dit Resnais) aux moments les plus intimes. Le cinéaste excelle dans l’art méticuleux du détail qui, combiné à la maîtrise d’un léger surjeu de comédie, fonde sa vision ludique des travers humains. Comme George, le tombeur de ces dames jusqu’au bord de la tombe, il tire les ficelles d’un spectacle agencé avec humour, amour et aussi une certaine distance réflexive.

Le destin a voulu que le pénultième et l’ultime plan d’Aimer, boire etchanter ponctuent l’œuvre immense de Resnais. Le film s’achève sur le mythe qui met en présence la jeune fille et la mort : la nymphette que George a amenée à Tenerife, alors qu’il avait invité au voyage successivement les trois femmes de sa vie, s’agenouille pour déposer sur la pierre tombale une représentation traditionnelle de la mort tracée en blanc sur fond noir (il s’agit d’une photo de Repérages, album publié il y a cinquante ans par le cinéaste). Cet acte insolite décuple l’émotion du motif, mais, en même temps, le sens trop explicite est désamorcé par les paroles de la chanson à boire qui donne son titre au film. Juste auparavant est montré le gros plan du museau curieux d’une taupe (fabriquée par l’accessoiriste, car cet animal aveugle ouvre de gros yeux en sortant de son trou). Resnais tenait beaucoup à suggérer ce point de vue de la taupe, puisqu’il s’agit de l’image réalisée avec soin le dernier jour, alors que le tournage était terminé. On pense aux méduses de l’aquarium ponctuant la scène de pendaison de crémaillère à la fin d’On connaît la chanson… Déjà un animal bizarre et des chansons, facéties d’une filmographie vagabonde dont on n’a pas fini d’explorer les mystères.

— René PRÉDAL

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Écrit par

  • : professeur honoraire d'histoire et esthétique du cinéma, département des arts du spectacle de l'université de Caen

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