AISTHESIS (J. Rancière) Fiche de lecture
En 1946, Erich Auerbach publiait Mimésis, un essai qui fit date. Comme le précisait son sous-titre, l'ouvrage se proposait de décrire l'évolution de « la représentation de la réalité dans la littérature occidentale », de l'Odyssée d'Homère à La Promenade au phare de Virginia Woolf. À chaque chapitre, Auerbach partait de l'examen d'un extrait d'une œuvre qui lui permettait, comme à travers une lentille grossissante, de montrer l'évolution de l'idée de réalisme, et son importance dans notre conception de la littérature.
L'essai de Jacques Rancière, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l'art (Galilée, 2012) se situe explicitement dans ce sillage, à de notables différences près. L'objet du livre est beaucoup plus étendu, puisqu'il s'intéresse aux mutations de l'art occidental en son entier, mais en choisissant un intervalle temporel plus circonscrit, qui va de l'ouvrage fondateur de Winckelmann, Histoire de l'art dans l'Antiquité (1764), jusqu'à Louons maintenant les grands hommes, de James Agee (1941). Par ailleurs, la nature des textes est volontairement disparate : on y trouve aussi bien la philosophie (le Cours d'esthétique de Hegel) que le roman (Le Rouge et le noir de Stendhal), l'essai sur le théâtre (De l'art du théâtre d'Edward Gordon Craig) que celui sur le cinéma (Dziga Vertov) ou la photographie. Pareil choix souligne le propos central du livre : le déplacement de la conception académique du beau vers ce que Rancière appelle précisément d'autres régimes esthétiques, où se formule différemment le dialogue entre l'œuvre d'art et l'expérience sensible. Dès lors, on peut dire que la succession des quatorze moments ainsi proposés décrit une mise en mouvement de l'art, une expansion radicale de son champ.
L'originalité de Jacques Rancière est de ne pas s'appuyer dans son propos sur des œuvres canoniques de notre modernité mais plutôt de repérer la suite d'inflexions qui traduit une modification essentielle de ce qui se donne comme œuvre d'art. L'apparition de techniques nouvelles mais aussi une perception autre du corps jouent ici un rôle prépondérant.
Les « scènes » décrites deviennent possibles à partir du moment où la notion de beau qui fondait l'art classique sur des valeurs d'équilibre et d'harmonie fait place à une esthétique du fragment, de la performance et du discontinu. Exemplaire est de ce point de vue le passage de Winckelmann sur lequel s'ouvre le livre : bien que mutilé, le torse d'Hercule qu'il décrit n'en est pas moins perçu comme doté d'une signification propre. La perfection de la représentation se trouve révoquée au profit d'une autre forme de perception, qui reconnaît l'autonomie de l'œuvre contemplée, hors de toute exigence de proportion et d'unité.
Aisthesis « raconte » ainsi les voies explorées à partir de ce dégagement initial. Et tout comme le Mimésis d'Auerbach mettait en évidence la dissolution progressive des distinctions entre comique et sublime dans la littérature, l'essai de Jacques Rancière s'attache à montrer comment, en se tournant vers ce qui n'est pas lui, en mêlant dans un même espace idéal tableaux d'histoire et tableaux de genre, pantomime et music-hall, rythmes industriels et discontinuité de l'image, l'art en vient à introduire à une pensée inédite de l'œuvre mais aussi du monde où elle se tient.
La valeur d'utopie
Le prix d'Aisthesis, en effet, est aussi de ne pas se réduire à un bréviaire d'esthétique, en intégrant une réflexion chère à l'auteur, et cela dès ses Courts Voyages au pays du peuple (1990). Remarquables à ce titre sont les deux chapitres écrits l'un à partir d'un extrait de[...]
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Écrit par
- Gilles QUINSAT : écrivain
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