AKUTAGAWA RYŪNOSUKE (1892-1927)
Vers 1920, Akutagawa Ryūnosuke s'était déjà imposé aux yeux du public japonais comme l'écrivain le plus brillant de la « génération de Taishō ». Mais une lueur étrange émane de ses récits brefs qui, à eux seuls, constituent la presque totalité de son œuvre. Durant les premières années, il faisait revivre les époques les plus diverses, se plaisait à parodier ou à imaginer toujours d'autres styles. L'auteur semblait se dérober : n'avait-il pas intitulé des recueils de nouvelles Le Montreur de poupées et Manège d'ombres ? Et pourtant, le lecteur percevait sa présence à chaque ligne, le reconnaissant à une certaine rigueur implacable de la forme, à la ruse et à la précision avec laquelle le conteur menait son histoire pour la faire déboucher sur le fantastique. Soudain il apparut en personne, parmi les décors de la vie réelle, et, en des œuvres souvent déchirantes, il décrivit, sans se départir de sa lucidité, les obsessions qui, peu à peu, l'assaillirent et qui devaient l'emporter.
Nul écrivain du Japon moderne n'aura connu une carrière aussi fulgurante. Encore étudiant, il commence en 1914 à publier quelques traductions, en particulier d'Anatole France, puis des nouvelles, dont Rashōmon. En 1916, l'une d'entre elles, Le Nez (Hana), attire l'attention et, en moins d'un an, Akutagawa devient auteur à succès. Avec une sûreté qui fascine ses contemporains, il produit, dès lors, chaque année, de nombreux contes et récits ; à partir de 1922, il y joint des essais, des poèmes, des recueils d'aphorismes. Cependant, sa santé se dégrade. Le souvenir de sa mère, frappée de folie peu après sa naissance, lui fait craindre encore davantage l'aliénation d'esprit. Il se suicide en juillet 1927.
Les événements extérieurs – la crise économique, l'essor du mouvement prolétarien, les transformations qui rendaient Tōkyō méconnaissable... – semblaient annoncer des bouleversements dramatiques et ne purent qu'aviver son désarroi. Lui qui avait longtemps évité de parler de soi laissait plusieurs textes poignants, rédigés en cette dernière année 1927, et qui furent publiés aussitôt après sa mort : Engrenages (Haguruma), Dialogue dans les ténèbres (Anchū mondō), La Vie d'un idiot (Aru ahō no isshō). Le nom d'Akutagawa entrait déjà dans la légende. Peu d'œuvres eurent, auprès des générations suivantes, un tel rayonnement.
L'art du conteur
Écrit en septembre 1915, Rashōmon n'est qu'une nouvelle d'une dizaine de pages. Mais, dès les premières lignes, un maître de la langue s'y révèle en pleine possession de ses moyens. Il évoque un siècle lointain, rempli de guerres et de calamités : il lui suffit d'un décor, la porte Rashōmon, jadis un des lieux les plus animés de la capitale, maintenant délabrée sous la pluie, et d'un personnage anonyme. Il retient à peine quelques détails – une pustule sur un visage, un insecte immobile sur le bois rouge – mais si aigus qu'ils blessent l'imagination. L'artiste voit et fixe la laideur. Et, dans ce paysage désolé, il montre les mouvements déréglés du cœur, oscillant entre le désespoir, la pitié et la violence.
Il compose Le Nez en janvier 1916. Si l'histoire se situe, de même, dans un passé lointain, le ton est tout autre. Un moine qui souffre d'un nez si long qu'il lui pend sur le menton, tente par mille moyens de s'en débarrasser, y parvient un moment et, en fin de compte, échoue. Le conteur narre ses déboires en des phrases alertes, où la désinvolture cache presque tout à fait l'amertume, et une curieuse drôlerie naît de ce mélange d'ironie et de fantastique. À quelques mois d'intervalle, Akutagawa manifestait la diversité de son talent. De ces multiples possibilités, il devait user avec une égale virtuosité. Il invente des fantasmagories,[...]
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Écrit par
- Jean-Jacques ORIGAS : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales de l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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